Archéologie, Histoire de l'agriculture, de l'élevage, de l'alimentation, des paysages, de la nature. Sols, faunes et flores. Les sciences de la nature contre les pseudos-sciences, contre l'ignorance, contre les croyances, contre les prêcheurs de l’apocalypse.
31 Octobre 2021
Théobald Chartran (1849-1907) : "L'enterrement d'un enfant", Musée des Beaux Arts de la Ville de Paris
C’est une histoire de ce que certains appellent « le bon vieux temps » que je vais vous compter aujourd’hui.
Elle est extraite d’un travail en cours pour tenter de reconstituer les familles d’un village viticole de Saône et Loire, appelons le « Saturnin » au XIXème siècle, les naissances, mariages, morts.
J’y ai croisé une famille que je ne connaissais pas. Ils venaient d’ailleurs, cela arrive alors de temps en temps même si ce n’est pas si courant que cela à l’époque. Et encore, ailleurs début XIXème siècle, c’est environ 10 à 50 km au delà, rarement plus. Mais eux sont venus de beaucoup plus loin pour rencontre un destin tragique à Saturnin l’an 1814.
Des destins tragiques, ce n’est pas ce qui me manque dans mes relevés, mais être venus de si loin pour cela ?
Je me suis attardé à les rechercher…
Appelons la famille P.
Ils étaient originaire d’une petite localité des Hautes Alpes non loin de Briançon. Les membres de cette famille sont qualifiés de propriétaires, ce qui ne veut pas dire qu’ils étaient riches, mais ils n’étaient plus complètement pauvres.
En mai 1793, Jean Pierre qui a alors 28 ans et Marie Catherine qui n’en a que 21 se marient dans leur village d’origine dans les Hautes Alpes.
Une 1ère fille Marie Anne nait en août 1794.
Un garçon Joseph Jean suit en juin 1796, il ne vit qu’un an et décède en juillet 1797.
Marianne nait à son tour en mars 1798 et passe les affres de la petite enfance comme sa grande soeur Marie Anne.
Marianne après Marie Anne ? deux prénoms presque similaires, non je n’ai pas fait une erreur, cela aurait même carrément pu être Marie Anne suivi d’une autre Marie Anne… Les généalogistes amateurs qui débutent sont souvent décontenancés par trois particularités dans l’attribution des prénoms dans les siècles passés :
- On donne souvent à un enfant le prénom d’un ainé décédé auparavant et c’est même complètement banal ;
- Il n’est pas exceptionnel de voir deux enfants vivants d’une même famille porter le même prénom, en général il existe un intervalle de 10 ou 15 ans entre les deux porteurs d’un même prénom, mais pas toujours d’autant qu’il est parfois coutumier de donner les prénoms du parrain ou de la marraine et cet usage peut primer dans des familles très pratiquantes ; on le remarque aisément, avant les registres d’état civil mis en place à la révolution, dans les actes de baptême où les noms et prénoms du parrain et de la marraine sont énumérés.
- Il peut arriver que le porteur d’un prénom en change au cours de sa vie, c’est rare dans les actes de mariage mais ce n’est pas extraordinaire dans les actes de décès, surtout si la personne a changé de localité au cours de sa vie et a adopté un prénom d’usage différent et que les témoins qui viennent déclarer le décès ignorent le vrai prénom.
Ce « changement » de prénom se rencontre aussi dans les recensements où les prénoms sont simplement « déclarés » et non vérifiés et un prénom d’usage prime parfois. C’est parfois une vraie « prise de tête » lorsqu’on essaie de reconstituer des familles… Il faut attendre la fin du XIXème siècle voir le début du XXème selon les endroits pour que les prénoms (et les noms) se fixent très exactement et que la moindre déviance devienne une « salade » juridique.
Pierre Joseph nait en mars 1800 et il est un des deux qui aura plus de chance que tous les autres.
Jeanne Rose nait en janvier 1802 et passe à son tour les affres de la petite enfance.
Jacques Sébastien, plus faible, nait en février 1804 mais ne vit que 5 jours.
Françoise Scholastique (un prénom du passé) nait en avril 1805, Marie Catherine en janvier 1808 et Euphrosine en mai 1810 et toutes les 3 passent également les affres de la petite enfance.
Au delà de 1810, la famille P ne semble plus avoir d’enfants, c’est un peu étonnant car la mère Marie Catherine n’a que 38 ans et les femmes de ce temps ont habituellement des enfants jusqu’à 45 ans au moins, sauf décès prématuré ou problème. Mais il est vrai que je n’ai pas la certitude qu’ils soient encore dans leur village des Hautes Alpes après 1810…
Toujours est-il qu’en 1810, en 17 ans de mariage, ils ont eu 9 enfants nés vivants et n’en ont perdu que 2 en bas âge, ce qui au vu de l’époque, est une chance.
Un enfant à peu près tous les deux ans, on est dans un schéma assez ordinaire pour une femme de cette époque qui ne connait pas la contraception même si des recettes aussi artisanales qu’aléatoires circulent ici et là, venues des villes et des milieux aisés et se diffuseront lentement au cours du XIXème siècle.
Le cycle de la vie d’une femme mariée est alors en principe assez simple : être enceinte, accoucher, allaiter pendant à peu près 1 an, à moins que le nouveau né décède rapidement, puis enchainer une nouvelle grossesse et etc.
Cela dure jusqu’à la ménopause et il n’est pas rare qu’il y ait 20 à 25 ans d’écart entre le premier et le dernier. Cela aussi surprend toujours les « apprentis » généalogistes. Des délais excédant 2 ans entre la naissance de 2 enfants font penser en général à des fausses couches ou des enfants morts nés non enregistrés. On peut remarquer aussi dans les registres de baptême comme dans l’état civil, des « pauses » de natalité qui coïncident avec des mauvaises récoltes. Il peut alors s’agir du résultat d’aménorrhées de disette ou de famine, bien connues des historiens. Souffrant de malnutrition ou carrément de faim, les femmes n’ovulent plus.
N’imaginons absolument pas qu’une femme enceinte se repose ! C’est possible dans l’aristocratie ou la haute bourgeoisie, mais il est vrai que les femmes de ces milieux étaient alors oisives toute l’année à l’exception d’apparitions dans quelques oeuvres de charité ce qui faisait bon genre. Remarquons que cela n’a pas vraiment changé…
Pour les femmes qui n’appartenaient ni à l’aristocratie, ni à la haute bourgeoisie, 99% de la population française, même si ces femmes n’ont pas officiellement un emploi, le travail, tous les jours de l’aube au coucher du soleil 365 jours/365 est la règle et être enceinte ou allaiter ne change absolument rien. Et sauf complications, une femme qui a accouché reprend ses travaux quotidiens dans les quelques jours qui suivent.
Début XIXème, en 1801, 77 % des français (21,2 millions / 27,5) vivent dans les campagnes, et parmi ces ruraux, 86% (18,2 millions/21,2) vivent de l’agriculture, la plupart très péniblement sur un mode qui est celui de la « survie quotidienne ».
Les femmes et les enfants participent très activement à la survie familiale, en aidant dans les champs, désherbages et récoltes notamment et chasses aux insectes. Soins de l’élevage, volailles cochons vaches, du moins quand il y en a, sont aussi leur tâche habituelle comme l’entretien du potager familial qui fourni les ingrédients des sempiternelles soupes qui matin, midi et soir permettent de tremper le pain en général mi seigle mi blé très complet et très lourd et consommé en abondance du moins, encore une fois, lorsqu’on la chance d’en avoir.
Les femmes s’occupent aussi de faire à manger, ce qui inclut la longue et pénible tâche de faire le pain une fois par semaine ou moins, cela dépend des régions, les boulangers communs dans les villes n’apparaissent dans la plupart des campagnes que fin XIXème. Bien entendu, les femmes entretiennent aussi la maison, cousent les vêtements à partir de toile et plusieurs fois par an s’attellent aux lessives.
Le soir, il est usuel que les femmes filent jusqu’à une heure avancée car la tâche nécessite peu de lumière lorsqu’on est habitué. Les fils étaient ensuite confiés à un tisserand local qui les tissait en toiles pour un prix acceptable. On croise alors parfois dans les villages des teinturiers ambulants.
C’est entre le milieu et la fin du XIXème siècle que l’on voit disparaitre progressivement des recensements les tisserands de village. La grande industrie offre à des prix de plus en plus bas des toiles plus confortables et plus belles et les paysannes cessent de filer même si elles cousent davantage car elles ont plus de vêtements. Avoir plus de vêtements n’est alors pas du tout une fantaisie, cela permet juste d’en changer davantage et améliore l’hygiène.
Je n’évoque pas le soin des enfants… Même si les femmes s’occupent effectivement des enfants davantage que les hommes, il faut remettre les choses en contexte. Les enfants du passé sont vus comme des adultes en miniature. Les mères emportent les plus jeunes en balluchon et les posent à l’abri d’un arbre lorsqu’elles vont travailler au champs. On vient leur donner le sein lorsqu’ils pleurent, et on repart travailler. Point... les temps ne sont pas durs, ils sont impitoyables, on n’a pas le temps de s’attarder. Pour 99% de la population, si on ne travaille pas de très longues heures et tous les jours, on ne mange pas…
Et dès qu’un enfant est capable d’accomplir de petites tâches, il aide : désherbage, ramassage du bois ou de l’herbe, transport du repas de midi au père de famille et aux frères ainés dans les champs, aide au ménage ou à la préparation des repas… Et les tâches s’accumulent au fur et à mesure que l’enfant grandi. L’enfant n’est donc guère envisagé comme une charge mais comme une aide. Il est même celui dont on espère, s’il survit, qu’il épargnera l’indigence à ses vieux parents ne pouvant plus travailler, si ces derniers ont la chance de vieillir
En outre, avant l’école obligatoire, il est rare qu’on se soucie d’instruction dans le cadre familial, et si un des parents est exceptionnellement en mesure d’apprendre à lire et à écrire à ses enfants, c’est le père de famille. L’instruction des femmes est négligée et elles sont souvent illettrées. Ne pas éduquer quelqu’un est en effet une bonne façon de le maintenir dans l’infériorité…
Revenons à la famille P, quelque part après 1810, la famille P ne donne plus signe de sa présence dans son village des Hautes Alpes. Sont-ils encore présents ? déjà partis ? en transit quelque part ?
Un indice cependant en novembre 1810, Jean Pierre est témoin au mariage d’un de ses neveux dans un village de Saône et Loire proche de celui de Saturnin où on retrouve la famille en 1814. Il y est dit marchand mais est noté « résidant dans les Hautes Alpes ».
Est-il seulement de passage, venu en reconnaissance ? Est-il seul ou déjà accompagné de sa famille ?
Entre son village des Hautes Alpes et la Saône et Loire où la famille réside effectivement en 1814 il y a environ 400 km dont 1/3 de montagnes et à cette époque les lignes de chemins de fer n’existent pas encore. Un marchand, à condition d’être un peu aisé, pouvait éventuellement disposer d’une carriole et d’un cheval mais il est bien évident qu’on ne trimbale pas aisément une famille avec des enfants en bas âge sur les routes de France du début du XIXème siècle.
Aucune certitude mais (malheureusement) en 1814 Jean Pierre, Marie Catherine et au moins 5 de leurs enfants, 4 filles et leur seul garçon sont à Saturnin en Saône et Loire.
J’ignore si les deux filles ainées Marie Anne et Marianne sont avec eux, car à 20 et 16 ans, elles ont plus que l’âge de travailler et ont pu préférer rester « placées dans un emploi » dans leur village des Hautes Alpes.
Mais d’une manière générale je n’ai aucun élément sur ce qui arrive à Jean Pierre, Marie Catherine et leurs familles entre novembre 1810 et avril 1814.
S’ils sont dans ce petit village viticole en avril 1814, c’est selon toute vraisemblance, parce qu’ils y ont rejoint François, frère de Jean Pierre qui est marchand droguier et herboriste à Saturnin depuis une quinzaine d’années. Comment François était arrivé dans ce village de Saône et Loire, je l’ignore également, je sais simplement qu’il fut quelques années droguier à Cluny dans la décennie 1790.
A Saturnin, en Saône et Loire, malheureusement une tragédie se met en place au début de 1814. L’année va être terrible, la mortalité va plus que doubler par rapport à une année « normale ».
Qu’est ce que la mortalité d’une année « normale » au XIXème siècle où dans les siècles passés ?
Et bien c’est une année où on enchaine de façon très banale les décès d’enfants de moins de 1 ans. C’est ce qu’en démographie, on appelle mortalité infantile ou « mortalité des enfants nés vivants jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de 1 an ».
Dans la France du XVIIIème siècle, les chiffres de la mortalité infantile oscillent selon les périodes aux environs de plus ou moins 300 pour mille nés vivants.
Cela diminue au XIXème siècle grâce à la fois à la variolisation puis vaccination, mais également grâce aux progrès de l’agriculture et de l’industrie qui vont de pair et sortent les populations de siècles de conditions de vie pitoyables, de famines, de disettes et de misères chroniques.
En 1900, la mortalité infantile était tombée à 145 pour mille. Elle est actuellement de 3,5 pour mille
La mention « enfant né vivant » est importante, car cela exclu bien évidemment les « morts nés », qui constituent ce qu’on appelle la mortinatalité. La mortinatalité des siècles passée est difficile à évaluer car les registres de baptême n’entraient pas les enfants morts nés qui étaient non baptisés et l’état-civil tel qu’il est mis en place après la révolution reflète la confusion qui existe alors tant sur le plan juridique que médical.
Finalement, début XIXème, il est considéré qu’un enfant né « sans vie » au terme de 24 semaines de gestation et présentant un développement « normal » doit être enregistré dans les décès en « enfant né sans vie ».
Dans la pratique, les officiers d’état-civil du début XIXème les ignorent dans de nombreuses campagnes à l’imitation des curés qui ne les entraient pas dans les baptêmes. Heureusement, on a une vision partielle de cette mortinatalité passée grâce à la fois aux relevés de certains rares curés qui même s’ils ne les entraient pas sur le registre des baptêmes en faisaient un court récapitulatif à la fin du registre, et aux relevés d’état-civil de certaines grandes villes qui ont été plus tôt mieux tenus.
N’oublions pas après la révolution, 3 autre biais à l’évaluation de la mortinatalité :
-certains parents habitués à l’usage de ne pas déclarer un enfant mort né qui n’existait pas pour les registres de baptême, continuent à ne pas venir déclarer un enfant mort né lorsque les registres d’état civil se mettent en place ;
-le refus de certains officiers d’état civil d’enregistrer comme vivants des enfants qui sont morts quelques heures après leurs naissance avant d’être déclarés nés ;
-la pratique notamment dans les villes mais également dans les campagnes déchristianisées qui consistait à « aider » à mourir au plus vite un enfant né vivant mais présentant un état d’infirmité grave et évident, le déclarant mort né.
De ce qu’on peut savoir, au XIXème siècle, le taux de mortinatalité varie entre campagnes et ville entre 30 et 80 enfants morts nés pour 1000 nés vivants. Mais il peu être sous évalué considérablement dans certaines campagnes parce que les morts nés ne sont pas ou peu actés.
Actuellement en France, on compte 9 morts nés pour 1000 naissances vivantes, selon la définition actuelle qui inclut les enfants nés sans vie après 22 semaines de grossesse et pesant plus de 500 gr et les enfants nés vivants mais non viables.
Au XVIIIème siècle, on meurt encore pas mal entre 1 et 5 ans, et un peu dans les autres âges de l’enfance et de l’adolescence.
Au XIXème siècle, la mortalité des enfants de 1 à 5 ans diminue progressivement ainsi que celle des enfants plus âgés et celle des adolescents. Dans l’âge adulte, on meurt également beaucoup moins, à l’exception des femmes qui meurent plus que les hommes, en raison des grossesses successives qui augmentent les risques.
Les hommes d’une vingtaine d’années, du moins les malchanceux qui ont tiré un « mauvais numéro » au tirage des conscrits, sont également plus à risques de mourir, rarement au cours d’une bataille mais bien plus souvent dans un hôpital militaire d’une fièvre ou d’une dysenterie quelconque.
Et finalement, dans une année « normale », on a également pas mal de « vieux » qui meurent.
Ne nous y trompons pas, si on « remonte » dans les registres à l’époque de la naissance de « ces vieux » on constate que ce sont des « survivants » qui ont vu, étant enfant, la plupart de leurs frères et soeurs mourir.
Par ailleurs, s’il y a indéniablement des gens qui vivent déjà très vieux, il faut se méfier des âges annoncés dans les actes de décès jusqu’au moins au début du XXème siècle. Ce sont des déclarations de témoins qui ne sont pas forcément des membres de la famille mais parfois des voisins. Souvent les « papiers » manquent et on s’en passe… Et à partir d’un certain âge, dans des populations illettrées, on ne compte plus très bien, et peut-être en rajoute t-on, tant ces survivants ont un caractère exceptionnel. Il m’arrive assez régulièrement de « tracer » précisément des gens morts à 80-90 ans du moins lorsque la qualité des actes le permet, et il ne m’est pas rare de trouver quelques années en moins, parfois 10 de moins. Bon, vu l’époque, c’était déjà tout à fait remarquable.
Revenons à la tragédie de 1814. Pour les décès, le mois de janvier est « normal »… Une forte anomalie de mortalité s’observe à partir de février, cette anomalie s’arrête brusquement en juin, juillet, août. Elle reprend fin août et perdurera jusqu’en novembre.
Le 13 mars 1814, le frère de Jean Pierre, François, le marchand droguier et sa femme Marie Marguerite perdent Jeanne une fille de 12 ans.
Pour la famille de Jean Pierre et Marie Catherine, la tragédie commence le 24 avril 1814 quand décède Euphrosine, la petite dernière de 4 ans.
Le 2 mai, une autre de leurs filles Jeanne Rose, qui a 12 ans, décède à son tour, puis le 24 mai c’est la petite Marie Catherine âgée de 6 ans qui décède.
Finalement Jean Pierre, le père de famille décède à son tour le lendemain 25 mai 1814.
Marie Catherine la mère de famille est veuve à 42 ans avec à charge 1 garçon de 14 ans et au moins une fille de 9 ans. J’ignore comme je l’ai précisé plus haut si les deux filles de 20 et 16 ans sont avec elle, ou restées au pays. Et pour ceux qui ont encore des illusions, les pensions de réversion, le RSA ou les allocations logement ou familiales n’existent pas à cette époque.
Bien entendu, si cette famille est celle qui a payé le plus lourd tribu, de nombreuses familles du village perdent un ou deux des leurs et les morts s’enchainent.
Une épidémie, de toute évidence, mais en la découvrant, je n’avais pas la moindre idée de ce dont il pouvait s’agir.
Outre sa disparition pendant les mois d’été indiquant une sensibilité à la chaleur, l’épidémie a peu touché les personnes de plus de 60 ans qui ont même eu une mortalité nettement plus faible que lors d’une année normale indiquant une probable immunité. La classe des adultes de 20 à 60 ans a été globalement sévèrement frappée, l’anomalie de mortalité frappant davantage les plus jeunes de cette catégorie. Les enfants de toutes les classes d’âge ont été également affectés, alors qu’en principe, entre 5 et 20 ans, passés les épidémies de la prime enfance, ce sont des âges où on meurt moins.
Peu de gens savent à quel point on connait mal les épidémies du passé.
D’une part, on n’apprend pas à l’école primaire, au collège, au lycée, l’histoire des épidémies ou l’histoire de l’agriculture ou l’histoire du climat ou l’histoire des paysages ce qui permet à quantité de manipulateurs ou de crétins de raconter n’importe quoi à ces sujets sur les réseaux sociaux.
A l’école, on fait essentiellement de l’histoire politique, les grandes batailles, la vie et la mort des rois. On vous fait ingurgiter les soubresauts politiques et les débats intellectuels de la révolution française. Vous apprenez à vomir l’histoire de la SDN qui n’a servi à rien, et de l’ONU qui ne sert pas toujours à grand chose.
Bien sûr vous avez droit à des volets culturels, tels les grandes découvertes ou l’invention de l’imprimerie ou encore les conflits théologiques de la réforme (enfin avec la cancel culture et le mouvement woke, ce sont peut-être des sujets censurés maintenant…)
Bref, ce que je veux dire, c’est que tout ce que vous ingurgitez en cours d’histoire pendant votre scolarité ne vous éclaire guère sur la vie quotidienne de vos ancêtres… On dit « la vie quotidienne », peut-être devrait-on dire « la mort quotidienne » tant le monde de nos ancêtres fut un monde où la mort était omniprésente.
D’autre part, le fait que beaucoup d’historiens ou de médecins aient écrit sur les « grandes épidémies », la peste noire, le choléra, la grippe espagnole ou encore la tuberculose ou la lèpre nous donne l’illusion que tout est dit. Loin de là… L’histoire des épidémies du quotidien reste à écrire.
Les épidémies du quotidien ?
J’entends par là les « petites » épidémies qui se succèdent ponctuellement ici et là, un peu comme les mauvaises récoltes. Dans les registres d’état-civil (ou religieux qui ont précédé), cela se traduit par une ou deux années à faible mortalité, une ou deux années à mortalité moyenne, et tout d’un coup, une ou deux années où la mortalité bondit.
Cela ne soulève l’attention d’aucune autorité et ce, bien que les registres d’état civil fassent l’objet de contrôles annuels par des autorités judiciaires. Mais aucune commission n’est envoyée pour enquêter sur un doublement ou un triplement soudain des décès dans un village ou un groupe de villages.
Et malheureusement, les actes d’état civil ne contiennent pas les causes apparentes de décès donc le généalogiste ou l’historien restent dans l’ignorance et/ou la supposition et tentent de faire des recoupements avec de rares écrits d’époque.
Je ne suis pas un spécialiste du début XIXème mais j’avais quand même de bons souvenirs de l’époque napoléonienne. Mais je ne me souvenais d’aucune épidémie en France en 1814, rien, nada, à part la débâcle Napoléonienne et les 100 jours, je ne voyais pas.
En cherchant un peu, merci Internet plus riche que mes vieux bouquins d’histoire, j’ai trouvé des mentions d’une épidémie de typhus ayant frappé les soldats des armées napoléoniennes en 1813 en Allemagne.
C’est un très long article (22 pages) d’un capitaine français dans un numéro de la « Revue Mondiale » daté de mars 1831 (une sorte d’encyclopédie paraissant en n° deux fois par mois) qui m’a fait découvrir en détail la gravité de cette épidémie qui a décimé les soldats et totalement désorganisé les unités. Entre morts, malades et convalescents, en novembre-décembre 1813, la moitié seulement des soldats sont en état de combattre.
Or les régiments de la Grande Armée et de la Garde Impériale faisant retour en France pour les combats de la campagne de France, fin 1813, début 1814, répandent le typhus d’abord dans l’est de la France puis dans les régions proches des départements de l’est. C’est ainsi que le typhus frappe ainsi sporadiquement au cours de l’hiver 1813-1814 et du printemps 1814, la population civile d’un certain nombre de villes et de campagnes principalement dans le grand est de la France.
Alsace, Lorraine, Champagne et Bourgogne sont atteintes. Paris se débarrasse en partie de ses malades en les envoyant par bateaux à Rouen puis à Tours, et le typhus se répand dans les deux villes et campagnes alentours.
Le typhus, à ne pas confondre avec les fièvres typhoïdes, est du à l’infection par des bactéries de la famille des Rickettsiae.
Il y a deux formes de typhus, le typhus exanthématique du à R. prowazekii dont le réservoir est humain mais la transmission s’effectue entre humains indirectement via des poux de corps infectés par des humains malades, et le typhus endémique du à R typhi dont le réservoir est le rat et que le rat malade transmet aux humains via ses puces.
Il a été découvert, il y a quelques années, qu’un des moustiques vecteurs du paludisme, l’anopheles gambiae pouvait également transmette une Rickettsia, R. felis responsable de nombreux cas de typhus en Afrique subsaharienne.
Le typhus exanthématique est celui de l’épidémie de 1813-1814. Outre les fortes fièvres, céphalées, douleurs musculaires et articulaires, éruptions cutanées communes aux 2 typhus, il peut s’attaquer au système nerveux provoquant des formes méningées ou s’attaquer à d’autres organes provoquant des lésions fatales. Sans traitement la mortalité du typhus exanthématique est d’environ 10% des personnes atteintes, mais peut atteindre les 50% chez des individus affaiblis par des comorbidités ou tout simplement par une famine ou une disette.
Le poux de corps, « Pediculus humanis corporis » est quasi oublié aujourd’hui dans les sociétés occidentales où il n’y a presque que les gens un peu âgés qui se souviennent encore de son cousin « Pediculus humains captitis » qui vit exclusivement dans les pilosités humaines notamment les cheveux.
Le poux de corps « Pediculus humanis corporis » vit sur l’ensemble du corps humain, parties pileuses ou non et prolifère également dans les vêtements rarement lavés où il pond dans les fibres. Des vêtements rarement lavés ? Ce fut la règle pendant des siècles, tout simplement en raison de la rareté et du coût de ces derniers.
Outre le typhus, le poux de corps est vecteur de nombreuses maladies. Il a fallu attendre 1909 pour qu’un médecin français, Charles Nicolle, fasse le lien entre les poux de corps et le typhus lors d’une épidémie survenue à Tunis où il travaillait à l’institut Pasteur. Cette date tardive dans la compréhension de l’origine de la maladie est surtout révélatrice de la banalité avec laquelle nos ancêtres pouvaient être porteurs de poux, puces et autres bestioles charmantes.
Un vaccin partiellement efficace a été mis au point en 1938 mais sa production est actuellement abandonné, les mesures prophylactiques étant efficaces à prévenir le typhus et il peut être désormais soigné par des antibiotiques.
Si les poux de corps ont disparu, c’est indéniablement grâce à la révolution industrielle.
Progressivement ,même les gens modestes ont pu acheter des tissus à un coût de plus en plus bas ce qui leur a permis d’avoir plus de vêtements et donc d’en changer pour les laver de plus en plus souvent. Dès la fin du XIXème, la révolution industrielle a mis à disposition des ménagères à des prix de plus en plus abordables de petites lessiveuses métalliques dans lesquelles on pouvait faire bouillir le linge régulièrement. C’était infiniment plus pratique que de tremper le linge mêlé de cendres dans un grand cuvier percé d’une bonde qui permettait de récupérer l’eau, de faire réchauffer cette eau dans la cheminée pour la reverser dans le cuvier, et ainsi de suite en boucle une journée durant. Pour détruire les lentes des poux dans les tissus, il faut maintenir l’eau de la lessive à une température d’au moins 60° pendant une trentaine de minutes, ce qui est bien plus aisé dans une petite lessiveuse métallique... Le changement s’est accompagné de « lessives » prêtes à l’emploi et d’une efficacité bien plus régulière que la cendre et les plantes qu’on utilisait auparavant. (°)
Les réseaux d’eau potable créés dans les villes dès la 2ème moitié du XIXème et dans les campagnes dans la 1ère moitié du XXème ont également permis à tous l’accession à une eau d’une pureté et d’une qualité extraordinaire non seulement pour boire et préparer les aliments mais également pour laver fréquemment tant les corps que les vêtements.
Et… on ne le dira jamais assez, si le typhus ou d’autres maladies graves transportées par les insectes sont devenues rares dans les pays européens, c’est aussi en grande partie grâce aux insecticides et notamment au DDT, un produit qui a sauvé des dizaines et dizaines de millions de vie humaines et qui a été injustement diabolisé.
Est ce bien le typhus qui a si cruellement frappé le village de Saturnin et une famille en particulier ?
En l’absence de précisions sur les causes des morts, je ne peux avoir aucune certitude.
La probabilité qu’il s’agisse du typhus est cependant très forte puisque l’épidémie a frappé la Bourgogne au printemps 1814.
On remarque que les gens âgés sont peu atteints, or la maladie qui faisait au moins quelques apparitions par siècle confère une immunité. A noter que chez certains anciens malades, la bactérie survit en se mettant en sommeil parfois pendant de longues années, et toute faiblesse (maladie, infection, malnutrition) peut provoquer une nouvelle poussée de typhus, en principe modérée, mais qui peut être le point de départ d’un nouveau cycle de contamination dans l’entourage.
Mais ce qui accrédite particulièrement l’hypothèse qu’il s’agit bien du typhus qui frappe le village de Saturnin en 1814 est le fait que l’épidémie s’arrête de début juin à fin août pour reprendre avec sévérité début septembre jusque fin novembre. Or le poux de corps prolifère dans les plis des vêtements à une température optimale de 29 à 32°, c’est à dire à un moment de l’année où les vêtements réchauffés par la chaleur humaine à 37° sont rafraichis par une température extérieure basse, donc plutôt quand il fait froid. En conséquence sous les climats européens, les épidémies de typhus surviennent en principe en hiver ou au printemps et en automne et font une pause en été.
Je ne sais pas quand et comment Marie Catherine rentrera dans son village des Hautes Alpes, ni comment elle y survivra au quotidien, mais elle y décède le 28 février 1822 à l’âge de 50 ans.
Le malheur ayant poursuivi cette pauvre femme, elle a encore eu le temps de voir mourir sa fille Marianne dans son village des Hautes Alpes en février 1817 à 19 ans et son autre fille Marie Anne dans le même village en mars 1821 à 26 ans.
Je ne pense pas que Pierre Joseph qui avait 14 ans au décès de son père soit jamais rentré dans les Hautes Alpes. Il devient instituteur dans la Nièvre, un département directement voisin de la Saône et Loire et s’y marie à 21 ans en mars 1821. Il décèdera dans la Nièvre en 1884.
Marie Catherine n’a pas vu son fils se marier, elle a fait parvenir depuis les Hautes Alpes son consentement écrit à l’officier d’état civil de la commune de la Nièvre.
Décédée 2 ans auparavant, Marie Catherine n’a pas vu non plus Françoise Scholastique, 9 ans en 1814, se marier en mai 1823 dans les Hautes Alpes à l’âge de 18 ans.
Certains diront que cette histoire est exceptionnelle et ne reflète pas du tout le passé. Ceux qui pensent ainsi n’ont sans aucun doute jamais erré dans les archives du passé. Peut-être ne connaissent-ils même pas l’histoire de leur famille au delà de leurs grands parents.
Et encore de nos grands parents ou arrières grands parents, qu’en savons nous au travers des fragments qu’on nous a raconté ?
J’avais déjà un cinquantaine d’années lorsqu’en faisant de la généalogie, j’ai découvert qu’une de mes grands-mères née en Lorraine à la fin du siècle dernier, appartenait à une fratrie de 14 enfants, dont 4 seulement avaient atteint l’âge adulte…
Il y a des gens pour croire que les siècles passés furent le « bon vieux temps » et rêvent qu’on y revienne…
Je leur propose de plonger dans des archives.