Archéologie, Histoire de l'agriculture, de l'élevage, de l'alimentation, des paysages, de la nature. Sols, faunes et flores. Les sciences de la nature contre les pseudos-sciences, contre l'ignorance, contre les croyances, contre les prêcheurs de l’apocalypse.
29 Mai 2021
Cet article est le dernier de la série d'articles que j'ai consacré à un ancien berger du Cantal devenu porteur d'eau à Paris au cours du XIXème siècle ainsi qu'à sa famille.
L'ensemble de ses articles avaient pour fondement l'enquête menée en avril 1858 par Ernest Avalle de la Société Internationale des Etudes Pratiques d’Economie Sociale (SIEPES).
Mes recherches généalogiques m'ayant amené à rechercher cette famille, j'ai poursuivi en retraçant le destin de ses membres au delà de 1858, tel qu'il était possible de le connaitre.
Rappelons qui étaient les membres de cette famille quand on les découvre en avril 1858 :
Gérard, le père de famille, né en 1812, à Saint Martial dans le Cantal, 46 ans en 1858, a épousé en 1845
Elisabeth, la mère de famille née en 1823, à Neuvéglise sur Truyère dans le Cantal, 35 ans en 1858.
A cette date, avril 1858, ils ont eu 5 enfants dont deux sont décédés, situation qui n’a rien d’extraordinaire dans la démographie encore meurtrière de l’époque…
-Jean Baptiste, né 1846 à Paris, 12 ans en 1858
-Antoine Alfred, né 1850, né à Paris, décédé vraisemblablement en 1853 ?
-Enfant nom inconnu, né peut-être en 1852, à Paris, décédé peu après sa naissance
-Marie Madeleine, née en 1853 à Paris, 5 ans en 1858
-Jules Augustin, né en 1856 à Paris, 2 ans en 1858
Un petit Jean Baptise Alfred nait en leur domicile du 2 rue des Cordiers en mai 1860, deux ans après l’enquête d’Ernest Avalle.
Il ne faut pas s’étonner de retrouver des prénoms déjà donnés, à la fois Jean Baptiste (l’ainé) ou Alfred qui évoque le petit Antoine Alfred né en 1850 et décédé jeune, vraisemblablement vers l’âge de 3 ans. Jusqu’au début du XXème siècle, voir un peu au delà, la pratique est courante.
Quand on fait de la généalogie, c’est un peu perturbant au début, en particulier l’usage commun qui consiste à redonner à un nouveau né un prénom d’enfant décédé auparavant. Il peut également arriver que dans une famille deux enfants vivants aient le même prénom à quelques années d’intervalle.
Etait-ce en raison d’un surnom donné à celui déjà porteur du prénom, ces surnoms étant souvent constatés dans des documents ultérieurs, notamment dans les recensements ? Ou peut-on supposer qu’au moment de la naissance du second porteur d’un même prénom, le premier titulaire du prénom ait été affecté d’un état de santé suggérant un décès plus ou moins proche ? Je ne sais pas. Cette question de ré-attribuation des mêmes prénoms interloque plus d’un généalogiste…
Dans cet acte, Gérard et Elisabeth sont dit journaliers ce qui n’exclut ni le métier de porteur d’eau ni les autres activités de Gérard ou d’Elisabeth puisque ce sont bien des activités au jour le jour, ainsi que l’entendait le qualificatif de « journalier ».
Le monde va basculer pour Elisabeth et ses 4 enfants un soir de juillet 1861 quand décède Gérard…
Bien entendu, les actes de décès ne supportent pas le motif des décès. On sait juste qu’il est décédé à son domicile, toujours 2 rue des Cordiers et qu’il exerce encore la profession de porteur d’eau.
Jean-Baptiste a 15 ans, Marie-Madeleine 8 ans, Jules Augustin 5 ans, Jean Baptiste Alfred, tout juste 15 mois.
Une femme seule et 4 enfants dont un seul en âge de, peut-être, rapporter quelques sous, c’est évidemment une tragédie absolue dans la France du XIXème siècle…
Comment ont-ils survécu ?
A 15 ans, Jean Baptiste avait forcément une activité. On peut le supposer apprenti imprimeur, puisqu’on sait qu’il deviendra effectivement imprimeur, auquel cas, Jean Baptiste pouvait peut-être ramener chez lui 0,75 fr par jour travaillé. C’est un maximum ! Bien entendu, en apprentissage, son volume de travail horaire devait être celui d’un adulte, une douzaine d’heures par jour. Cela ne pouvait plus lui laisser le temps d’aller chercher chez un ou des entrepreneurs les ouvrages que sa mère cousait à domicile, ni les ramener.
On sait qu’Elisabeth était non seulement piqueuse de cuirs de chapeau mais excellente couturière et elle a pu exploiter ce créneau mais il lui forcément fallu ajouter le temps des trajets pour aller chercher et ramener son travail. Elle est devenu ultérieurement casquetière, une profession où elle pouvait espérer 1,25 fr/ jour travaillé en faisant de longues journées.
Au mieux, entre Jean Baptiste et Elisabeth, on pouvait arriver à 2 fr rentrant par jour/travaillé dans la famille. Mais c’est une hypothèse optimiste.
Néanmoins à Paris, comme dans beaucoup de grandes villes, la famille pouvait espérer des bons pour du pain et le secours de diverses oeuvres charitables offrant une aide pour de la nourriture, des vieux vêtements voir quelques soins de santé.
La série noire continue pour la famille en 1868, lorsqu’un matin du mois d’août décède la jeune Marie-Madeleine, 15 ans.
La famille habite désormais 92, rue Saint Victor à Paris 5ème. Il est bien sûr impossible de savoir quand ils ont quitté la rue des Cordiers, mais il est vraisemblable qu’après le décès de Gérard, ils ont du trouver assez rapidement un logement moins cher. A l’époque, la rue Saint Victor et ses alentours sont connus par des enquêtes sociales pour ne pas être exactement glamours.
Et surtout, on est dans la grande période des démolitions qui ravagent le quartier et en font sans aucun doute un bourbier infâme où se déplacer devait être difficile.
Pour en savoir plus visuellement sur la transformation de la rue Saint Victor, l’excellent site : http://vergue.com/post/753/Rue-Saint-Victor
C’est par l’acte de décès de 1868, que nous savons qu’Elisabeth exerce désormais la profession de casquetière, et que Jean Baptiste, 21 ans, cité comme témoin, vit au domicile familial et exerce la profession d’imprimeur. Jean Baptiste aura échappé à la conscription et sans doute à la guerre de 1870 car fils ainé d’une veuve, ayant des enfants à charge, il est forcément « soutien de famille ».
Jules Augustin a 11 ans, Jean Baptiste Alfred 8 ans.
Elisabeth ne verra pas son fils Jean Baptiste se marier le 11 mai 1872, car elle décède une dizaine de jours auparavant. L’adresse du lieu de décès comme celles des témoins qui se qualifient d’employés au même lieu, laissent à penser qu’elle était hospitalisée à l’Hôtel-Dieu de Paris. Elle a seulement 49 ans.
Elle résidait alors 98 rue Saint Victor.
Il est vraisemblable que, Jean Baptiste, qui était toujours domicilié avec elle, selon son acte de mariage, faisait vivre la famille car l’acte de décès de sa mère la qualifie seulement de ménagère.
Jules Augustin a 14 ans, l’âge d’être au moins apprenti, Jean Baptiste Alfred 12 ans.
On peut supposer qu’au décès de leur mère, il passent tous les deux à la charge de leur frère qui a 25 ans. L'épouse de Jean Baptiste, Irma, a 26 ans, et est fleuriste. Ils iront vivre quelques années sur le 14ème arrdt puis ultérieurement en différents lieux du nord de Paris.
Jean-Baptiste et Irma auront 8 enfants, 4 filles et 4 garçons.
Deux filles décèdent aux alentours d’1 an. Les deux autres auront le temps de vieillir.
Un de ses fils décède à 29 ans à Paris en 1906, un meurt pour la France à 32 ans en janvier 1915, sergent dans un régiment d’infanterie. Ce dernier repose dans le cimetière militaire de Wattwiller en Alsace.
Jean Baptiste décède un an plus tard en mai 1916. Il n’a que 68 ans mais est, à cette date, le dernier survivant des 6 enfants de Gérard et Elisabeth et il est de toute la famille celui qui a vécu le plus vieux…
Les deux fils de Jean Baptiste et Irma, qui survivront à la guerre, ont échappé au conflit parce que « bronchiteux » chroniques. Leurs dossiers militaires précisant leurs exemptions ne nous éclairent guère sur les pathologies pulmonaires dont ils souffraient, on sait simplement qu’il ne s’agirait pas de la tuberculose pour laquelle ils ont été testé négatifs. Mais les tests étaient loin d'être fiables...
J’ignore ce qu’est devenue Irma. Heureusement pour elle, financièrement il s’entend, au décès de Jean Baptiste, à l’exception de sa dernière fille de 16 ans encore avec elle, les autres enfants du couple sont établis.
Jules Augustin, 5 ans à la mort de son père, 11 ans à la mort de sa soeur ainée, 14 ans à la mort de sa mère, se marie en 1882 avec une femme de chambre qui deviendra couturière. Il est alors imprimeur comme son frère Jean Baptiste.
Je ne lui ai trouvé qu’un seul enfant, une fille, qui se marie en 1910.
Il décède, à 48 ans, en 1904 à l’Hôtel Dieu de Paris. Son épouse décèdera en 1937 à Paris.
Jean Baptiste Alfred, le petit dernier de la famille, qui n’a pas eu le temps de connaitre son père, aura un destin tragique. J’en ignore les détails.
Il décède à 23 ans, en septembre 1883, à l’hôpital militaire du Val de Grâce d’où il a été transféré depuis le pénitencier militaire de Bicêtre. Il est qualifié d’ex soldat au 54ème régiment d’infanterie de ligne.
On ignore s’il était engagé ou plus probablement conscrit. Toujours est-il qu’à l’époque où il est arrivé à l’âge des obligations militaires, 20 ans, on était en 1880. Consécutivement au désastre de la guerre de 1870, le système antérieur du tirage au sort a été modifié de sorte à ce qu’un plus grand nombre de jeunes français, aptes physiquement, fassent leur service militaire.
Par la loi Cissey de juillet 1872, le tirage au sort détermine désormais un contingent de conscrits malchanceux qui feront 5 ans de service militaire, et un autre contingent, chanceux, ne devant qu’entre 6 mois et 1 an. Il n’est plus possible « d’acheter » un remplaçant. Clergé, élèves des grandes écoles et enseignants publics sont dispensés.
Le service militaire ne devient un peu moins injuste qu'à partir de la loi Freycinet de 1889. Si les chanceux doivent toujours 1 an, les malchanceux ne doivent plus que 3 ans, et les membres du clergé et autres dispensés sont désormais astreints à un an de service. Les anticléricaux, ravis, surnommeront cette réforme « la loi des curés sacs à dos ».
La loi de mars 1905 met fin à la loterie du service militaire en supprimant les tirages au sort et les dispenses sauf pour raisons physiques avérées. Tout les jeunes hommes devront désormais 2 ans sans distinction.
Voilà, j’en ai fini avec la saga de Gérard, ancien berger du Cantal, devenu porteur d’eau à Paris, Elisabeth, son épouse, fille de paysans du Cantal également, et leurs enfants devenus des parisiens, nés et morts à Paris.
J’ai été déçue de ne pouvoir conclure sur ce qu’on peut appeler une « happy end », mais la vie des gens des siècles passés était rarement un conte de fées.
En dépit de leurs misères, je pense juste qu’ils ont un peu mieux vécu que s’ils étaient restés dans leur Cantal natal où ils ne semblent pas avoir manifesté l’envie de retourner un jour, du moins à l’époque de l’enquête de 1858.