Archéologie, Histoire de l'agriculture, de l'élevage, de l'alimentation, des paysages, de la nature. Sols, faunes et flores. Les sciences de la nature contre les pseudos-sciences, contre l'ignorance, contre les croyances, contre les prêcheurs de l’apocalypse.
29 Mai 2021
Sous le titre « Les ouvriers des deux mondes », la Société Internationale des Etudes Pratiques d’Economie Sociale (SIEPES) fondée par l’ingénieur des mines puis conseiller d’Etat Frédéric Le Play (1°) en 1857, publie à partir de 1857 et jusqu’en 1928, une longue série de monographies ouvrières et paysannes résultant d’enquêtes effectuées dans différentes régions de France, d’Europe ou du monde et dans différents milieux professionnels. Les monographies s’attachent à dépeindre à la fois l’histoire familiale, les activités professionnelles, les budgets familiaux, l’alimentation.
Pour l’historien, c’est une mine d’informations sur la vie quotidienne à une date précise et en un lieu précis. Il faut cependant décortiquer et analyser les pages se présentant sous forme de budgets comptables parfois austères et bien sûr vérifier la cohérence de l’ensemble en croisant des données de l’époque.
Généalogiste amateur, j’ai également eu à coeur de rechercher et retrouver les familles à partir des indices ténus fournis par les enquêteurs qui ont toujours eu soin de dissimuler partiellement les identités. Et ensuite de compléter si possible ce qu’on pouvait savoir de leur histoire.
Bien entendu, j’ai respecté l’anonymat voulu à l’époque.
« Le porteur d’eau de Paris » est une monographie résultant d’une enquête menée en avril 1858 dans la famille d’un ancien berger du Cantal, devenu porteur d’eau à Paris.
Rappelons qui ils sont :
Gérard, le père de famille, né en 1812, à Saint Martial dans le Cantal, 46 ans en 1858, a épousé en 1845
Elisabeth, la mère de famille née en 1823, à Neuvéglise sur Truyère dans le Cantal, 35 ans en 1858.
A cette date, avril 1858, ils ont eu 5 enfants dont deux sont décédés, situation qui n’a rien d’extraordinaire dans la démographie encore meurtrière de l’époque…
-Jean Baptiste, né 1846 à Paris, 12 ans en 1858
-Antoine Alfred, né 1850, né à Paris, décédé vraisemblablement en 1853 ?
-Enfant nom inconnu, né peut-être en 1852, à Paris, décédé peu après sa naissance
-Marie Madeleine, née en 1853 à Paris, 5 ans en 1858
-Jules Augustin, né en 1856 à Paris, 2 ans en 1858
La famille déjeune à 9h00, nous dit l’enquêteur Ernest Avalle. On peut supposer, que selon un usage courant autrefois chez les paysans et ouvriers, après être parti le ventre vide ou presque pour démarrer sa journée vers 6h ou un peu avant Gérard rentre chez lui pour « déjeuner » à 9h00. Sa femme ne quitte apparemment guère le domicile. Marie-Madeleine et Jules Augustin ne sont pas encore scolarisés.
On peut supposer que Jean Baptiste a déjeuné avant de partir à l’école qui commençait probablement à 8h00 du matin. Précisons qu’à cette époque, on va à l’école 6 jours sur 7 et les écoles n’étant pas encore laïques, il n’y a pas un jour de « libre », initialement le jeudi pour l’éducation religieuse comme ce sera le cas avec l’école obligatoire et « laïque » de Jules Ferry.
Occasionnellement le petit déjeuner se compose de soupe maigre consistant en eau, beurre, légumes, pain et sel, si ce n’est le beurre, remplacé dans certaines régions par du lard gras, c’est un classique des campagnes qui le restera en des endroits jusqu’à l’entre deux guerres mondiales.
Mais la famille s’est déjà « parisianisée ». Habituellement, elle consomme du café au lait avec du sucre et du pain. Le beurre n’étant évoqué que pour la cuisine, le pain doit être consommé trempé dans le café au lait comme il était trempé dans la soupe usuellement.
Le pain en « tartines » avec du beurre est déjà courant dans certaines régions comme le nord de la France ou certaines parties de la Bretagne mais à Paris en 1858, l’usage n’est pas encore répandu, si ce n’est dans les classes aisées et sur des petits pains fantaisie.
Une précision concernant Gérard, on sait par le bilan financier, qu’il consomme annuellement 9 litres d’eau de vie « prise le matin en sortant » (+ 2 litres à domicile). Cette façon de « démarrer » la journée de travail se répand au XIXème siècle, d’abord dans les villes, puis dans les campagnes. Etant jeune dans les années 1960, j’ai encore connu des gens âgés des mondes ruraux et ouvriers commençant ainsi leurs journées, mais il est vrai qu’il s’agissait de journées très physiques où on « éliminait ». Un verre d’eau de vie, c’est 2 à 4 cl. 9 litres pris en extérieur, cela fait 3 cl/jour sur 300 jours.
La famille prend ensuite un second repas vers 13h00, il est également appelé « déjeuner », mais « second déjeuner » alors qu’à cette époque c’est souvent « diner ».
Il se compose de viande ou de légumes restant du plat principal de la veille, ou bien de fromage.
Gérard et Elisabeth prennent tout deux un café noir comme fortifiant.
La famille dine vers 6h30-7h00 quand Gérard a fini sa journée, nous explique t-on… Nous ne reviendrons pas sur les journées de Gérard que je n’ai pas réussi à cerner clairement. Elles sont sans doute assez variables.
Le repas consiste en une soupe, suivie de viandes ou légumes. Ce n’est pas mentionné, mais il est vraisemblable que comme cela est partout en usage dans les classes populaires, la soupe est « trempée » de pain.
La viande est du boeuf, dit de qualité inférieure, du lard bouilli avec des choux, de la poitrine de mouton. La viande peut être remplacée par des légumes variants suivant la saison, cuits à l’eau et assaisonnés au beurre ou à la graisse. Les pommes de terre font partie de ces légumes.
La famille aime également consommer des châtaignes selon un usage traditionnel du Cantal. On nous indique que les châtaignes sèches, vraisemblablement épluchées c’est à dire débarrassées de leur péricarpe et tégument, sont cuites à l’eau et au sel. On ajoute ensuite dans l’eau de cuisson, du lait et du pain et on mange le tout ensemble.
Ernest Avalle nous précise qu’avec 1 kg de châtaignes, et 1/2 litres de lait soit 0,60 fr + 0,10 fr, la famille fait un repas complet. Remarquons qu’il oublie le coût du pain trempé avec l’ensemble.
Une salade de saison ou du fromage peut conclure le repas.
Le cidre et l’eau sont les boissons principales, le vin est bu plus rarement, enfin pas tant que cela, on y reviendra…
Les menus des jours de fêtes sont mentionnés : épaule de mouton avec des pommes de terre ou rôti de veau qu’on emmène cuire chez le boulanger… Et oui, les fours sont encore un privilège des maisons aisées… Ou lapin cuit à la casserole.
Aux environs de Noël, on a achète une ou deux oies dont on recueille la graisse de cuisson conservée pour assaisonner les légumes.
Curieusement rien n’est dit des fruits ou des desserts, même si on sait par une petite note dans l’énumération des produits achetés, que le riz est consommé au lait… On est vraisemblablement sur un dessert assez courant et peut-être fortement sucré, à défaut, je n’identifie pas très bien ce qu’ils font de tout le sucre qu’ils achètent.
Ernest Avalle, l’enquêteur, sans doute habitué depuis toujours à une nourriture abondante, riche et délicate, évoque une alimentation frugale et sobre.
On remarque cependant une petite phrase :
« Habitués dès leur enfance à une nourriture grossière et peu abondante, les époux, tout en se privant de mets choisis, trouvent, grâce aux facilités que l’on a dans les villes, pour se procurer à bas prix des aliments nourrissants, une très grande différence avec leur manière de vivre dans leur pays »
Avant de revenir sur ce bilan alimentaire,
Dans la famille de Gérard, il n’y a qu’un seul travailleur de force, lui. Même si Elisabeth ne doit pas du tout s’amuser à piétiner dans sa cuisine pour faire à manger ou à s’éreinter les mains ou les yeux à coudre des cuirs de chapeaux, il n’en reste pas moins qu’elle est fondamentalement sédentaire. Quand au jeune Jean Baptiste, 12 ans, si on excepte ses courses matinales pour aller chercher et ramener l’ouvrage de sa mère au fabricant, c’est également un sédentaire qui passe ses journées sur les bancs d’école où en ce temps, c’est 6 jour/7 et il n’y a pas d’activités sportives (sauf établissements privés hauts de gamme).
La petite Marie-Madeleine, 5 ans, pas encore scolarisée, joue peut-être devant chez elle, mais cela ne va pas plus loin comme activité. Quand à Jules Augustin, il n’a que 2 ans et doit se contenter de suivre sa soeur quand il le peut.
On est donc assez loin des besoins en calories de la famille d’Étienne et Alexandrine : http://hbscxris.over-blog.com/2020/04/une-famille-nombreuse-de-manoeuvre-vigneron-de-l-yonne-en-1860-une-lecon-de-courage-travail-frugalite-a-la-charniere-d-une-epoque
Souvenons nous de la famille d'Etienne, et Alexandrine, un homme adulte, travailleur de force avec 2 fils adolescents 18 et 14 ans, qui travaillent avec lui et comme lui, son épouse, incontestablement travailleuse de force également, 3 enfants de 12, 9 et 7 ans, non scolarisés, et qui courent à hue et à dia toute la journée pour aider leurs parents. Seule la fille de 21 ans, couturière, a plutôt une activité sédentaire, même si on la retrouve aux côtés de sa mère dans des tâches qui n’ont rien d’une promenade de santé, comme la lessive ou la fabrication du pain familial.
Revenons à Gérard, Elisabeth et leur famille :
Les dépenses familiales brutes annuelles telles qu’elles sont énoncées par l’enquêteur :
Alimentation :
Céréales : 314,30 fr, soit :
-910 kg de Pains ronds de 3 kg et 2 kg de 1ère qualité à 0,33 fr/kg = 300,30 fr
-4 kg de farine de sarrasin pour crêpes à 0,50 fr/kg = 2 fr
-4 kg de farine de froment pour diverses préparations à 0,60 fr/kg = 2,40 fr
-13 kg de riz pour faire au lait à 0,60 fr/kg = 7,80 fr
-3 kg de vermicelle pour potage à 0,60 fr/kg = 1,80 fr
Corps gras : 82,40 fr, soit :
-13 kg de beurre frais pour la cuisine à 2,60 fr/kg = 33,80 fr
-13 kg de saindoux (graisse) de porc pour la cuisine à 2 fr/kg = 26 fr
-8,5 kg d’huile pour les salades à 2 fr/kg = 17 fr
-2 kg de graisse d’oie pour la cuisine à 2,80 fr/kg = 5,60 fr
Laitages et oeufs : 130,95 fr , soit :
-455 litres de lait écrémé consommé avec le café et le riz à 0,20 fr/l = 91 fr
-4 kg de fromage blanc frais en été à 1,25 fr/kg = 5 fr
-13 kg de fromage de brie surtout en hiver à 1,50 fr/kg = 19,50 fr
-250 oeufs, soit 15 kg (à 60 gr un oeuf) à 1,03 fr/kg = 15,45 fr
Viandes et poissons : 154,79 fr, soit :
-78 kg de boeuf à 0,80 fr/kg = 62,4 fr
-20 kg de mouton à 1,08 fr/kg = 21,60 fr
-3 kg de veau à 2,20 fr/kg = 6,60 fr
-6 kg de porc frais à 1,40 fr/kg = 8,40 fr
-24 kg de lard salé à 1,40 fr/kg = 33,60 fr
-2 oies pour 5,3 kg (graisse déduite) à 1,50 fr/kg = 7,95 fr
-4 lapins pour 6 kg au total à 2 fr/kg = 12 fr
-32 pièces de hareng frais faisant 4 kg à 0,56 fr/kg = 2,24 fr
Légumes = 103,76 fr, soit :
-225 kg de pommes de terre ronde à 0,11 fr/kg = 24,75 fr
-15 kg de pommes de terre rouge de Hollande à 0,14 fr/kg = 2,10 fr
-54 kg de haricots blancs secs à 0,55 fr/kg = 29,70 fr
-40 kg de choux à 0,12 fr/kg = 4,80 fr
-6 kg de haricots verts frais à 0,80 fr/kg = 4,80 fr
-16 kg de pois verts à 0,82 fr/kg = 13,12 fr
-8 kg de carottes à 0,38 fr/kg = 3,04 fr
-6 kg de navets à 0,25 fr/kg = 1,50 fr
-1,20 kg d’oignons à 0,25 fr/kg + 0,5 kg d’ail à 0,30 fr/kg = 0,45 fr
-45 kg de salades romaines, laitues, scaroles, mâches à 0,40 fr/kg = 18 fr
-2 kg de melons à 0,75 fr/kg = 1,50 fr
Fruits = 38,30 fr , soit :
-12 kg de cerises à 0,50 fr/kg = 6 fr
-6 kg de fraises à 0,60 fr/kg = 3,60 fr
-10 kg de pommes à 0,45 fr/kg = 4,50 fr
-10 kg de poires à 0,40 fr/kg = 4 fr
-10 kg de raisins à 0,60 fr/kg = 6 fr
-3 kg de prunes à 0,60 fr = 1,80 fr
-1 kg de pruneaux à 1,60 fr/kg = 1,60 fr
-0,3 kg d’abricots et pêches à 2 fr/kg = 0,60 fr
-12 kg de noix à 0,10 fr/kg = 1,20 fr
-15 kg de châtaignes à 0,60 fr/kg = 9 fr
Condiments et stimulants = 162,26 fr, soit :
-6 kg de sel gris à 0,30 fr/kg + 5 kg de sel blanc à 0,50 fr/ kg = 4,30 fr
-0,3 kg de poivre à 3,20 fr/kg = 0,96 fr
-15 litres de vinaigre pour salades à 0,60 fr/l = 9 fr
-52 kg de sucre mi blanc à 1,60 fr/kg = 83,20 fr
-3 kg de confiture à 1,60 fr/kg = 4,80 fr
-15 kg de café en grains à 4 fr/kg = 60 fr
Boissons fermentées = 86,50 fr, soit :
-186 litres de cidre à 0,15 fr/l = 27,90 fr
-78 litres de vin à 0,70 fr/l = 54,60 fr
-2 litres d’eau de vie à 2 fr/l = 4 fr
Aliments pris hors du ménage par Gérard = 45 fr, soit :
-180 petits pains (90 gr environ) de gruau à 0,05 fr/pièce = 9 fr
-9 litres d’eau de vie prises le matin en sortant à 2 fr/l = 18 fr
-25 litres de vin consommé chez le marchand de vin à 0,70 fr/l = 18 fr
-13 litres de vin reçus en « pourboire » chez le marchand de vin pour une valeur de 9 fr (mais non comptée dans les dépenses)
TOTAL général de l’alimentation =1118,26 fr
Autres dépenses :
Logement = 182 fr/annuel
Chauffage et cuisine = 79,40 fr, soit :
-Chauffage et cuisine pendant environ 8 mois : 925 kg de charbon de terre à 5,60 fr les 100 kg = 51,80 fr
-Cuisine estivale (quand le poêle à charbon de terre ne fonctionne pas) : 117 kg de charbon de bois à 20 fr les 100 kg = 23,40 fr
-Petit bois pour allumer le poêle : 70 kg à 6 fr les 100 kg = 4,20 fr
Eclairage = 33,67 fr, soit :
-15 kg d’huile à brûler à 1,50 fr/kg = 22,50 fr
-Mèches de coton pour 0,75 fr
-6,5 kg de chandelles à 1,45 fr/kg = 9,42 fr
-10 paquets d’allumettes à 0,10 fr = 1 fr
Dépenses pour le renouvellement annuel des vêtements = 131,26 fr, soit :
-Pour Gérard 45,53 fr
-Pour Elisabeth 24,91 fr
-Pour Jean Baptiste 30,82 fr
-Pour Marie Madeleine 15 fr
-Pour Jules Augustin 11,50 fr
-Petite mercerie (aiguilles, fils, etc) = 3,50 fr
Blanchissage du linge donné à faire = 75 fr
Soins de propreté = 11,30 fr, soit :
-Frais de barbe pour Gérard 7,80 fr
-Savons et objets de toilette 3,50 fr
Dépenses de santé entre consultations et médicaments = 24,60 fr
Divers = 13 fr, soit :
-Achat d’ustensiles pour le cuisine 2,50 fr
-Achat de papier et plumes et livres pour Jean Baptiste : 4 fr
-Jouets et friandises pour les enfants lors de fêtes : 2,50 fr
-Frais de visites à des amis ou de réception de ceux ci : 4 fr
TOTAL GENERAL = 1668,49 fr
Nous nous souvenons que la famille dispose de 1400 fr de revenus annuels, j’ai évoqué les étrangetés des comptes de l’enquêteur Ernest Avalle dans l’article précédent : http://hbscxris.over-blog.com/2021/04/4.porteur-d-eau-a-paris-1858-la-vie-d-un-ancien-berger-du-cantal.a-la-recherche-du-reel.html.
Ernest Avalle leur attribue 1961 fr de revenus, en comptant notamment comme revenus des biens ou services qu’ils auraient à payer s’ils ne les avaient gratuits. Il leur imagine même une épargne. Passons… l’enquêteur est un haut fonctionnaire et avec les hauts fonctionnaires, notre génération sait que tous les comptes sont possibles !
Reste un problème et il est de taille, près de 270 fr de dépenses qui excèdent les rentrées d’argent…
Le bilan détaillé des dépenses tel qu’il est repris ci dessus comporte forcément des exagérations. Bravades d’une famille fière d’une certaine réussite ? Ignorance des quantités réelles consommées par un couple dont on rappelle qu’ils étaient illettrés ?
Volonté de l’’enquêteur qui, partant d’un bilan erroné des revenus, a cherché à faire correspondre les dépenses. On pourrait le soupçonner car j'ai eu à corriger quelques erreurs pour le décompte des dépenses, et ce toujours en excès.
Je ne sais pas. J’avoue avoir été un peu dubitative sur certaines dépenses comme sur les quantités alimentaires d’autant que la famille ne semble pas frappée de surpoids ou d'obésité.
Faisons néanmoins un tour d'horizon de leurs dépenses telles qu'elles nous sont détaillées :
LES CEREALES :
Pain blanc pour toute la famille, et de 1ère qualité nous précise t-on !
Quel chemin parcouru depuis le Cantal où le pain complet de seigle était la règle pour la quasi totalité de la population et encore les montagnards n’en avaient pas tous les jours et il était souvent mêlé de farine de légumineuses broyées ou de sarrasin. Le blé y était si peu cultivé que les gens aisés qui étaient les seuls à manger du pain blanc dépendaient pour ce privilège, majoritairement des importations de farine en provenance d’autres départements.
910 kg de pain blanc annuel pour la famille, diable, cela fait beaucoup. En ne comptant pas le petit dernier de 2 ans dont la consommation doit encore être négligeable, sur la base de 4 personnes, cela fait 227 kg annuel par personne soit 623 gr par jour pour chacun. C’est plus que la consommation de pain du parisien moyen estimée par Armand Husson à 490 gr/jour environ.
Rappelons que chez Etienne et Alexandrine, paysans de l’Yonne en 1860, chaque membre de la famille consommaient théoriquement 420 gr/jour… seulement… On peut certes objectiver que le pain qu’ils consommaient à 40% de farine complète de blé et 60% de farine complète de seigle, était probablement plus riche en vitamines et minéraux et plus nourrissant tout en ayant un indice glycémique plus faible avec donc pour corollaire, un sentiment de satiété sans doute supérieur. Mais s’ils consommaient ce pain, c’était également par absence de choix… L’aimaient-ils ?
Dans le Paris de 1858, Gérard et Elisabeth ont le choix et consomment du pain blanc, de 1ère qualité, nous précise t-on. Bien que d’origine paysanne tous les deux, ils ont incontestablement adopté le pain blanc, pain des parisiens même modestes dès la fin du XVIIIème siècle.
En fait, Gérard consomme même un peu plus de pain que sa famille puisqu’il s’offre « à l’extérieur » 180 petits pains de gruau/annuel, pour 90 gr chacun, cela fait environ 1 tous les 2 jours. Nous ignorons le moment de la journée où ces petits pains étaient consommés, si tant est qu’il y avait une habitude horaire.
Quand on parle de gruau aujourd’hui, cela évoque pour la plupart des gens, des grains décortiqués de blé, d’avoine, d’orge ou d’autres céréales que l’on peut accommoder agréablement mais que l’on mange aussi en bouillie nature lorsqu’on a envie de se flageller alimentairement et la flagellation alimentaire est à la mode. Les flagellations non alimentaires sont également très à la mode, du moins dans les populations gâtées de l’Occident.
La « vraie » farine de gruau est encore bien connue des ménagères en principe un peu âgées et expérimentées en pâtisserie. Il s’agit d’une farine très fine, type 45, très blanche et riche en gluten ce qui permet à la pâte de très bien lever et lui confère de l’élasticité. Aujourd’hui la confection de la farine de gruau est plus complexe mais à l’époque de Gérard, la minoterie artisanale ou industrielle utilise des systèmes de tamisage plus ou moins fin. Pour résumer une première mouture donnait une première farine blanche, ainsi que du gruau qui était une partie du grain non attaquée par la première mouture, ainsi que du son constitué de l’enveloppe du grain. On reprenait le gruau et il repassait à la mouture à plusieurs reprises, la première re-mouture donnant le gruau blanc très fin. Cette farine de gruau, considérée comme un produit de luxe, était utilisée soit en mélange pour aider des pains à monter, soit presque pure ou complètement pure pour des pâtisseries particulièrement bien gonflées et savoureuses ou pour des petits pains très appréciés pour leur goût et leur légèreté.
Les petits pains de gruau se consommaient souvent comme pain de table dans les foyers aisés mais étaient plutôt des pains de « cérémonie » ou des « friandises » occasionnelles. Leur prix au kg était presque le double du pain blanc de 1ère qualité.
On remarque 4 kg de farine de sarrasin pour crêpes. Voilà qui est infiniment plus cantalien que le pain blanc…
Le sarrasin, qui n’est pas une céréale, mais une polygonacée comme la rhubarbe, donne cependant une espèce de farine grise. Faute de gluten, cette farine n’est pas panifiable et lève mal, mais permet de faire des crêpes ou galettes, les nuances de terminologie étant principalement régionales, d’ailleurs dans le Cantal, cela ne s’appelait ni crêpe, ni galette, mais « bourriol ».
Bien que beaucoup moins cultivé que le seigle, le sarrasin convenait aux sols acides et pauvres du Cantal et avait le gros avantage de pousser rapidement, en moins de 4 mois, une bénédiction dans des endroits où la « bonne saison » était de courte durée et les pluies de fin de printemps et début d’été suffisantes car la plante est gourmande en eau jusqu’à la floraison. Dans le département, les rendements étaient en moyenne 5 qtx/ha c’est à dire à peu près au niveau du seigle ou du blé et il trouvait souvent sa place en assolement biennal derrière le seigle.
Riz, pour faire au lait, spécifie l’enquêteur…
Le riz, qui est encore une consommation assez confidentielle dans les campagnes, s’impose dans les grandes villes au XIXème. D’une part son prix baisse au cours du siècle, car les riz importés de Caroline ou du Piémont sont désormais concurrencés par des riz en provenance du sous continent Indien, un tiers moins cher en moyenne. D’autre part, des usines se sont montées en France à partir des années 1830 pour décortiquer, nettoyer et polir mécaniquement le riz qui arrive paddy (en paille) ou cargo (brun), l’une d’elle se trouve à Paris. Le consommateur se voit désormais proposer à un prix attractif, un riz de qualité constante, toujours blanc et débarrassé de ses impuretés et des mauvais goûts. S’il est apprécié en accompagnement d’une viande ou d’un poisson, c’est surtout cuit dans du lait, avec du sucre, qu’il s’impose dans les classes populaires urbaines sous forme de dessert facile à préparer familialement sur un coin de feu. Notons que les riches l’apprécient également, mais en versions sophistiquées, genre riz à l’impératrice,
13 kg de riz, c’est une belle quantité, cela revient à 250 gr/semaine. Les recettes classiques de dessert de riz au lait pour 4 personnes donnent + ou - 125 gr de riz pour 1 litre de lait et 40 à 100 gr de sucre. Cela leur ferait 2 desserts de riz au lait hebdomadaire, ou plus probablement 1 gros plat de riz au lait pour le dessert du dimanche, qu’ils finissaient le lendemain. Simple supposition l’enquête ne le précise pas. J’ai tendance à penser qu’ils sucraient beaucoup leur riz au lait, car je ne sais pas ce qu’ils font de tout le sucre qu’ils achètent.
CORPS GRAS
Pas grand chose à dire, il est spécifié que le beurre sert à faire la cuisine ce qui confirme qu’ils n’ont pas encore adopté l’usage de l’étaler sur du pain. Le couple est originaire d’une région qui traditionnellement connait à la fois l’usage du beurre et l’usage du saindoux en cuisine, et c’est également un usage parisien assez traditionnel.
Gérard et Elisabeth achètent également de l’huile pour les salades mais on en ignore la nature.
LAITAGES ET OEUFS
Le lait écrémé est très consommé dans les classes populaires car c’est le moins cher. Il était consommé traditionnellement en soupes, mais, à Paris, il accompagne désormais massivement le café du matin. A l’époque les taux de matières grasses des laits ne sont aucunement standardisés comme aujourd’hui où le lait écrémé contient précisément moins de 3,09 gr matières grasses/litre, le lait demi écrémé, 16 gr environ et le lait entier au minimum 36 gr et le mouillage (adjonction d’eau) est interdit.
A l’époque, l’écrémage se fait manuellement à la louche en surface après avoir laissé reposer le lait pendant 8h.
Armand Husson (1809-1874) chef de division de la Préfecture de la Seine, qui était spécialisé dans les questions d’économie et d’infrastructures a rédigé un ouvrage de plus 500 pages paru en 1856 sur « Les consommations de Paris », et explique qu’à 0,20 fr on a du lait partiellement écrémé et additionné d’eau.
Le cuisinier Antonin Carême va plus loin et précise en 1848 : entre 2 et 5/10ème d’eau et quelle eau ? A 0,30 fr, il est un peu moins écrémé et moins additionné d’eau. Le lait entier se vend 0,40 à 0,50 fr le litre directement à la traite de préférence pour éviter les multiples entourloupes des éleveurs de vaches ou revendeurs de lait en boutique ou dans la rue.
A l’époque considéré, à Paris, le lait provient encore majoritairement des « vacheries » de ville, ces étables urbaines, ancêtres des stabulations modernes, si ce n’est que toute notion de confort animal en est totalement absente et que l’hygiène y est en général déplorable. Les vaches sont des hollandaises, des normandes et des flamandes et elles viennent des campagnes après 2 ou 3 mises bas et lactations pour un rendement optimum. Si elles sont en bonne santé, elles donnent 8 à 10 litres de lait/jour, ce qui est remarquable à l’époque, et ce pendant 12 à 15 mois avant d’être abattues pour la viande ou plus rarement renvoyées au vert pour faire veau. On les nourrit de foin, luzerne, sainfoin, fauches des jardins publics parfois, betteraves hachées, feuilles de choux, et surtout sons de céréales, drêches de brasseries, (résidus de céréales brassées), pulpes de betteraves après extraction du sucre, tourteaux de graines pressées pour leurs matières grasses et même maïs à partir des années 1850 quand sa culture se développe dans le bassin parisien. Et elles boivent l’eau des puits parisiens que j’ai déjà évoqué.
La nourriture des bêtes est abondante et potentiellement riche, mais la qualité est loin d’être au rendez vous : moisissures diverses parfois toxiques, débris et poussières, résidus de produits industriels de brasseries et sucreries, et la qualité du lait s’en ressent souvent.
Mais plus grave, dans ces vacheries (nom usuel) sales ou les bêtes sont attachées en permanence et entassées sans lumière et avec peu d’air, les épizooties trouvent un terreau et certaines sont transmissibles à l’humain, d’autant que Pasteur n’est pas encore passé par là et qu’on ne fait pas bouillir le lait, sauf si on l’utilise en cuisine.
Un des pires des fléaux véhiculé par le lait dans les villes est la tuberculose bovine qui sévit alors assez couramment et fait des ravages chez les humains auxquels elle se transmet, mais on ne le comprend alors pas.
Le développement du chemin de fer et la création de grandes laiteries modernes vont progressivement sonner le glas de cette production artisanale de proximité et contrairement à ce que l’on pense aujourd’hui, le consommateur y a gagné considérablement tant sur le plan de la qualité que sur le plan sanitaire.
On remarque 13 kg de Brie, dans la gamme des fromages à pâte molle et croûte fleurie, c’est un fromage très ancien de l’est et du sud de l’Ile de France, il extrêmement populaire au XIXème siècle dans toutes les classes sociales même s’il y a des qualités différentes de Brie qui se répercutent sur les prix.
N’imaginons cependant pas le Brie d’aujourd’hui…
Fromage de petit diamètre à l’origine, il a déjà évolué vers des modèles de grands diamètres destinés à la commercialisation parisienne mais sa croute était encore orangée à gris bleue, et les conditions d’affinage étant différentes, le goût divergeait sans doute quelque peu du brie d’aujourd’hui. Les Bries sont devenus blancs à la fin du XIXème siècle par la sélection d’une souche « blanche » de Pénicillium camemberti qui est utilisée depuis pour l’ensemencement.
Pas de Camembert ? Cependant, il se consomme bien sûr déjà à Paris comme d’autres fromages normands, mais il est encore jugé « inférieur » au Brie. La grande époque du Camembert commence après 1863 d’abord parce que Napoléon III le met à la mode et ensuite parce que la ligne de chemin de fer Paris-Caen permet de doper sa production commerciale en raison de l’engouement parisien.
VIANDES ET POISSONS
La consommation familiale de viande est assez conséquente si on se réfère à la consommation de viande dans les campagnes françaises à la même époque, mais elle est conforme aux moyennes de consommation ouvrière à Paris et dans les grandes villes, voir chez les ouvriers d’industrie ou des mines en sites ruraux.
Le roman « Germinal » de Zola, et le dédain des ténors socialistes du XIXème siècle pour la paysannerie, ont ancré la croyance en un sort particulièrement misérable du monde ouvrier ou minier au XIXème siècle, mais la réalité est plus complexe. Les paysans du XIXème siècle ont des journées de travail aussi longues que des ouvriers ou mineurs et non moins pénibles, mais ils gagnent beaucoup moins.
En raison d’un revenu plus élevé et parfois de l’accès à des centrales d’achat patronale, les ouvriers et mineurs ont, en règle générale, accès à une nourriture plus carnée, plus riche et plus variée et à davantage de produits manufacturés améliorant le confort quotidien.
La viande de boeuf consommée par la famille de Gérard et Elisabeth est peu chère si on se réfère aux prix parisien de l’époque ce qui signale une viande de piètre qualité ou des bas morceaux à bouillir, ce qui est confirmé par l’enquêteur qui signale qu’il s’agit de « boeuf de qualité inférieure »
S’agissant des 3 kg de veau, ils sont par contre assez chers, le double du prix moyen du veau, et cela indique plutôt le choix d’un met raffiné de fêtes.
Le lapin est à la mode dans les classes populaires du XIXème siècle comme l’oie. 4 lapins, c’est assez peu, les familles consomment souvent un lapin par mois en « régal » du dimanche, l’oie étant plutôt un menu de fête comme Noël.
Encore une fois, on constate l’absence de poules ou poulets, je l’ai déjà expliqué http://hbscxris.over-blog.com/2020/08/manger-local-en-1860-dans-une-famille-paysanne-de-l-yonne-faut-il-en-rever
Seuls les paysans consomment annuellement quelques poules de réforme cuites au « pot ». Pour le reste, la volaille de basse cour est une nourriture de riches.
On remarque 4 kg de hareng frais consommés annuellement. Le hareng, ce n’est pas du tout cantalien mais c’est très parisien et depuis des siècles ! On remarque qu’il s’agit de hareng frais et non pas de hareng salé ou fumé beaucoup plus courant.
Le hareng frais avait l’avantage pour les classes populaires d’être un poisson de très bonne qualité, dont le coût restait bas, il pouvait donc être acheté et cuisiné dans les grandes occasions sans entamer le budget.
En 1858, les ports de pêche de Normandie et de Picardie et les routes qui approvisionnent Paris en poissons de mer depuis le moyen âge (1°) sont en plein bouleversement en raison de l’essor des chemins de fer qui est en train de faire disparaitre un système sophistiqué de relais de bêtes de somme qui permettait l’approvisionnement de Paris en poissons frais en 1,5 jours en été et 2,5 jours en hiver. Le poisson vient désormais de plus en plus de ports situés plus loin que ceux qui alimentaient traditionnellement la capitale, mais les arrivages gagnent en fraicheur et en volume.
LEGUMES
Pommes de terre, j’en ai déjà évoqué l’histoire française dans http://hbscxris.over-blog.com/2020/08/manger-local-en-1860-dans-une-famille-paysanne-de-l-yonne-faut-il-en-rever-6.une-famille-nombreuse-de-manoeuvre-vigneron-de-l-yonne
Remarquons que leur consommation de pommes de terre n’est pas extrêmement élevée, 240 kg en tout, cela fait 60 kg par personne sur la base de 4 personnes, soit 164 gr/jour/personne. Rappelons que chez Etienne et Alexandrine, paysans de l’Yonne en 1860, chaque membre de la famille consommait théoriquement 300 gr de pommes de terre par jour.
Pourtant cet aliment à bas prix fait progressivement concurrence au pain dans les budgets modestes de la 2ème moitié du XIXème siècle. Au cours de la 1ère moitié du XXème siècle, la consommation de pommes de terre surpassera la consommation de pain dans nombre de ménages modestes.
On note 15 kg de pommes de terre rouge de Hollande, sans doute la « rouge longue de Hollande », une pomme de terre très appréciée parfois citée dans les publications à caractère agricole au XIXème siècle. En 1883, le catalogue Vilmorin-Andrieux cite encore cette variété en ces termes : « chair fine de grande qualité… autrefois en grande faveur mais mais des races plus productives l’ont en grande partie remplacée ». Notons qu’elle ne coûte que 0,03 fr de plus au kg que la ou les pommes de terre dite « rondes » que Gérard, Elisabeth et leur famille mangent habituellement. Ce n’est donc pas une variété qu’ils achetaient dans sa version « primeur », elle aurait été bien plus chère.
Quel était la pomme de terre « ronde » dont il consommait 225 kg annuel ? On ne le sait pas, Armand Husson évoque la consommation parisienne courante d’une « Jaune commune » sans précision, on peu soupçonner la « Shaw », ou sa proche parente la « Grosse jaune », très cultivées en banlieue parisienne pour la consommation populaire de Paris à cette époque. Elles sont justement rondes et très productives. L’« Almanachs du bon jardinier » de 1859 la mentionne.
Toutes les pommes de terre consommées à Paris ne provenaient pas de la banlieue parisienne, une partie provenait de Sologne et du Lyonnais.
A noter, une consommation annoncée de 45 kg de salades vertes diverses, ce qui ferait environ 150 salades annuelles.
Bien entendu, les carottes sont destinées aux soupes et accommodements de viande. Et il n’y a ni betteraves, ni céleri, ni une quelconque autre crudité destinée à être accommodée en salade, ce n’est pas l’époque.
FRUITS
J’ai jugé intéressant de faire figurer ci dessous un tableau récapitulant la provenance des fruits consommés à Paris en 1855, tel qu’il figure dans « Les consommations de Paris » (édition 1856) d’Armand Husson.
Il porte à réflexion quand au "manger local" (produit à - de 200 km de nos domicile) que veulent nous imposer actuellement certains fanatiques écologistes, d'autant qu'il s'agit de fruits, produits majoritairement fragiles.
Si on met de côté les châtaignes (15 kg) et les noix (12 kg), ce sont 52 kg de fruits qui sont consommés par l’ensemble de la famille.
C’est à la fois beaucoup, pour l’époque, et pas tant que cela si on se réfère au XXIème siècle en France.
Actuellement, il se consomme environ 17 kg de pommes/personne/an, 4 kg de poires/personne/an, 3,5 kg de raisins de table/personne/an en France, + ou - 3 kg de fraises/personne/an, 1,1 kg de prunes/personne/an et + ou - 6 kg de pêches et nectarines/personne/an, environ 10 kg de bananes/personne/an, environ 10 kg d’agrumes/personne/an (dont une partie des agrumes pour jus). Compte non fait d’autres fruits plus rares, on approche déjà les 55 kg de fruits/personne/an.
A cette consommation de fruits bruts, il faut ajouter la consommation de fruits sous forme de jus, qui est encore inconnue en 1858. A cette date, dans les modestes batteries de cuisine du commun des mortels, le pressoir ou extracteur de jus manuel est encore inexistant et n’importe quel jus de fruits entame la transformation de son sucre en alcool dans les heures qui suivent son extraction. Il faudra attendre encore quelques années pour que Pasteur invente la pasteurisation qui, entre autres, bloque la transformation en alcool du sucre des fruits. Quand à Albert Lasker, le publicitaire qui convaincra les américains puis tout l’Occident de boire du jus d’orange, il ne naitra que 22 ans plus tard.
J’aime bien Albert Lasker, c’est un personnage fascinant. Au début du XXème siècle, il a eu à résoudre une crise de surproduction d’oranges dans les vergers US. Il avait bien compris qu’en dépit de tout son argumentaire santé, un argumentaire vieux comme le monde pour faire consommer quelque chose et peu importe que ce soit vrai ou faux (voir le talent des promoteurs du bio), il ne parviendrait pas à convaincre les américains de manger 3 oranges par jour. Albert Lasker a donc eu l’idée de convaincre les américains, que pour leur santé bien sûr ! ils seraient bien aviser de consommer un verre (25 cl) de jus d’oranges tous les jours, soit 3 oranges pressés (2,5 kg d’orange pour un litre de jus). Pour comprendre à quel point, c’était prodigieux, il faut se replacer dans le contexte d’une époque où boire un jus fait de fruits pressés était une idée tout à fait étrange… Mieux, Albert Lasker veilla à ce que la ménagère US se voit proposer à l’achat, à un prix raisonnable, les premières centrifugeuses électriques domestiques spécialement inventées dans le but de presser des oranges fraiches !
Grâce au publicitaire Albert Lasker et à ses héritiers, les français ont consommé en 2018 en moyenne 20 litres de jus de fruits/personne/an, à 43%, il s’agit de jus d’oranges. Comme il faut entre 1,5 kg et 2,5 kg de fruits pour faire un litre de jus de fruits, cela équivaut à plus de 30 kg de fruits supplémentaires par personne.
On remarquera un détail qui peut sembler curieux sur le tableau d’Armand Husson, des fraises de Plougastel (à côté de Brest) arrivent déjà à Paris, alors qu’en 1855, le chemin de fer n’est même pas encore arrivé jusqu’à Rennes, il faudra attendre 1857 et il n’arrivera à Brest qu’en 1865, or il y a presque 600 km entre Paris et Brest et les fraises ne se transportent pas comme du blé, des pommes de terre ou des oignons. Elles sont un fruit fragile dont la durée de conservation après la cueillette n’excède guère 2 à 3 jours de préférence au frais. Mais il y a une explication…
Les fraises sont cultivées à Plougastel depuis le début du XVIIIème. A cette époque, en raison de bonnes conditions climatiques et d’un débouché dans les villes proches de Brest, Landerneau, voir Morlaix, des cultivateurs entreprenants se sont lancés d’abord dans la culture de la fraise de Virginie (Fragaria virginiana) introduite en Europe fin XVIème siècle.
Puis dans les années 1740 arrive à Brest la grosse fraise du Chili (Fragaria chiloensis), réputée stérile sur le continent européen par une incompatibilité pollinique, mais qui se révèle fructifier en présence de la fraise de Virginie. Finalement à Plougastel comme en d’autres lieux d’Europe, des graines issues du croisement de ces deux fraises provenant du continent américain donnent naissance à un hybride (Fragaria X ananassa) qui est l’ancêtre d’une grande partie des grosses fraises modernes. Le moyen âge et l’antiquité ne connaissaient que la petite fraise des bois et guère que comme délice raffiné des classes dirigeantes.
Début XIXème, la grande époque des fraises de Plougastel, qui constitueront le 1/4 de la production commerciale française avant la guerre de 14, a déjà commencé. Au début des années 1850, on commence à les expédier en Angleterre et ces expéditions transitent par le port du Havre où les fraises sont acheminées en bateau depuis Brest. Mieux, il existe une ligne tri-mensuelle de bateaux à vapeur entre Brest et Le Havre dès 1854 et nous savons par le « Dictionnaire universel et pratique du commerce et de la navigation » (1861) que les bateaux amènent du Havre, denrées coloniales et articles provenant de Paris. On nous précise qu’il existe un tarif de transport de ces marchandises combinées avec le rail. On apprend également que les bateaux font retour de Brest vers Le Havre chargés de beurre, cuirs, toiles, papiers, légumes, fruits… poissons, gibiers, bétail…
Combien de temps pour le trajet mer Brest-Le Havre, je n’ai aucune certitude ignorant leur route maritime… A 10 noeuds/h + ou - 15 heures, je pense. La liaison avec Le Havre, ce n’est pas un détail. La ligne de chemin de fer Paris Le Havre est achevée depuis 1847 et est très devenue rapidement très dynamique. En 1858, « La Gazette des chemins de fer » donne 7h30 de trajet pour un Paris-Le Havre en train non express (express 5h30). Théoriquement, 3 fois par mois, la fraise de Plougastel pouvait arriver en à peu près 24h aux Halles de Paris. A partir de 1865, les fraises de Plougastel pourront être transportées en train depuis Brest jusqu’à Paris en une vingtaine d’heures.
Attardons nous quelques instants sur les châtaignes :
L’enquête agricole de 1852 indique que 580 000 ha du territoire français sont cultivés en châtaigneraies, essentiellement sur des pentes peu cultivables et bien entendus sur sols plutôt acides. Avec un rendement d’un peu moins d’une tonne de châtaignes l’hectare, on en consomme environ 500 000 tonnes, même s’il s’agit d’une consommation en grande partie autarcique. Et pourtant, au XIXème siècle, la châtaigne a déjà entamé son déclin. Si on excepte sa consommation sous certaines rares formes jugées « nobles » et délicates comme le marron glacé apprécié par Louis XIV, la châtaigne était fort mal considérée.
Trois raisons à cela, elle a la réputation d’être un aliment du pauvre, or ni les gens riches, ni les gens aisés, ni les masses qui, au XIXème siècle sortent doucement de la misère ne veulent manger ou continuer à manger comme des pauvres.
Ensuite, l’alimentation, nous en savons quelque chose au XXIème siècle, est également un sujet de mode. Or au XIXème siècle, la mode est à manger du pain et autant que possible du pain blanc… Et pour finir, la châtaigne passe pour engendrer la fainéantise chez les paysans qui s’en nourrissent. Pensez, des gens qui se contentent de ramasser et stocker chaque année des fruits tombés tout seuls ?
En fait ce n’est pas si simple que cela, une bonne châtaigneraie demande du travail pour planter, greffer, tailler, entretenir mais certes peut-être un peu moins qu’un champs de céréales, surtout en un temps où tout se cultive à la force humaine ou animale. A ce désamour en cours, les XXème siècle ajoutera les difficultés de mécanisation des châtaigneraies en pente, le manque de main d’oeuvre, les maladies venues d’ailleurs, les ravages liés à l’accroissement des population de sangliers et lorsqu’on tentera de relancer le secteur, des échecs où pertes d’expérience et incompréhension de la pollinisation très complexe des châtaigniers, ne sont pas étrangers. En 2018, moins de 10 000 ha de châtaigneraies sont exploitées en France avec un rendement entre 2 et 3 tonnes l’hectare… (2°)
Selon Alfred Husson, compte non fait de produits déjà transformés comme des confiseries, de la farine de châtaigne cuite pour soupes et purées ou de la farine de châtaignes parfumée à la vanille pour desserts, 650 tonnes de châtaignes brutes ont été commercialisées sur les marchés de gros parisiens en 1853, au prix moyen de 0,30 fr le kg. Le fruit était présent sur les étals parisiens de septembre à avril. Les marrons glacés des confiseurs se vendaient, en gros, 6 fr le kg.
CONDIMENTS
52 kg de sucre pour 2 adultes et 3 enfants dont 2 encore bien jeunes, on est certes bien en deçà des 35 kg/personne/an actuels en France, mais pour 1858, c’est pas mal, même si on est à Paris où comme dans toutes les grandes villes, il se consomme plus de sucre que dans les campagnes.
Armand Husson estime, en 1855, la consommation moyenne de sucre dans les campagnes françaises à un peu moins de 4 kg par personne et par an tandis que le parisien moyen en consommerait environ 11 kg/an. Pour mémoire, la famille d’Etienne et Alexandrine, paysans de l’Yonne en consommaient 4,9 kg/personne/an en 1860.
Comment Gérard, Elisabeth et leur famille consomment-ils tout ce sucre ?
Il y a les riz au lait, sans doute assez courants, que j’ai déjà évoqué et on sait qu’ils consomment leur café sucré. Ils pouvait également sucrer les fraises achetées et nous avons 4 kg de farine de froment qui peuvent correspondre à des confections de gâteaux. Rien ne laisse à penser que la famille aient pu faire des confitures avec des fruits achetés, par contre Gérard et Elisabeth achètent annuellement 3 kg de confitures.
C’est encore un produit de consommation récente, du moins dans les classes populaires mais il est en plein essor. La gelée de groseilles constitue alors la moitié de la consommation parisienne et les fruits sont principalement produits dans des plantations intensives de la grande banlieue parisienne. Cependant un cinquième des confitures alors consommées à Paris sont du « raisiné » provenant de départements bourguignons. Produit un peu oublié, il s’agit de confiture de raisins à laquelle sont plus ou moins ajoutés des fruits de nature variable, pommes, coings parfois poires.
La famille achète le sucre et les confitures 1,60 fr le kg, c’est assez cher. Ce ne sont pas simplement des produits encore coûteux pour des raisons de coût de production, mais également parce que des taxes assez élevées pèsent sur le sucre, un tiers de son prix à peu près. Le prix du sucre baisse à partir de 1860 grâce à une division de la taxe par deux, mais elle remontera fortement après la guerre de 1870.
La ville de Paris dans le mur des Fermiers Généraux est un site de production de sucre puisqu’on y trouve 9 raffineries. On y fabrique également industriellement et artisanalement des confitures. Une partie du sucre et des confitures produites sont réexpédiées en province.
Café au lait avec du sucre, voilà qui n’interpelle pas grand monde en 2021, mais nous sommes en 1858 et le café est encore cher, et on l’a vu, le sucre également.
Gérard et Elisabeth achètent du café en grains à 4 fr/kg.
Deux remarques : ils n’achètent pas de chicorée (3°) pour abaisser le coût de leur café et ils n’achètent pas non plus un des infects café en poudre de l’époque qui contiennent un peu de tout, chicorée bien sûr, glands de chêne ou orge grillés souvent, farine de brisures de châtaignes parfois, mais guère de café, même s’ils ont l’avantage d’être en principe bon marché. A 4 fr/kg, ce n’est pas un café d’exception mais pour l’époque c’est un café de bonne qualité.
Bien qu’il soit connue et en usage dans certaines parties de la corne de l’Afrique et du Moyen Orient depuis plus ou moins l’an 1000, le café est une boisson qui n’est pas si vieille que cela en France.
Le café circule dans les milieux de l’aristocratie et de la haute bourgeoise française à partir de la fin du XVIIème siècle. Il semble y avoir été mis à la mode dès les années 1670 par un ambassadeur turc à Paris qui le faisait venir de l’empire Ottoman et le fit connaitre à Louis XIV et à d’autres invités, forcément de « marque ». Le café arrive alors principalement via les flottes commerciales des grands ports méditerranéens comme Venise, Marseille, Gênes mais très cher, il reste l’apanage d’une élite.
Plus pour très longtemps… car les Hollandais (encore eux) qui ont pris conscience de l’intérêt gustatif et commercial du café dès le début du XVIIème siècle, en ont introduit la culture d’abord à Ceylan au milieu du XVIIème siècle puis à Java à la fin du XVIIème et dans toute l’Indonésie. A cette époque, les Hollandais sont les rois du commerce international grâce à leur multinationale du commerce maritime, la VOC (Vereenigde Oostindische Compagnie = Compagnie unie des Indes Orientales ») et la « dispersion » du caféier leur doit beaucoup.
Il faut attendre la première moitié du XVIIIème pour que le café soit introduit à la Martinique puis dans les autres iles des grandes et petites Antilles françaises y compris Haïti qui devient un grand centre de production avant de s’effondrer après la révolution. D’autres iles des Caraïbes et des pays d’Amérique centrale et du sud ainsi que l’Inde prennent ensuite le relais. Heureusement, car au XVIIIème siècle, les classes moyennes françaises ont pris goût au café et dopent la demande. Dans les années 1780-1800, les classes populaires des grandes villes comme Paris prennent à leur tour goût au café que la baisse des prix leur rend peu à peu accessible.
Au XIXème, le café, souvent complété de chicorée, moins chère, et additionné de lait et de sucre, s’impose progressivement au petit déjeuner des classes populaires des grandes villes et des centres industriels et miniers de zone rurale. Les campagnes attendront le XXème siècle. Mi XIXème siècle, selon Husson les 7/10ème des cafés consommés à Paris proviennent d’Indonésie et de Ceylan.
Petit détail peu connu, jusqu’au début du XXème siècle, on ne consomme que des cafés « Arabica » appartenant aux variétés de l’espèce « Coffea arabica ». Ce n’est qu’à partir des années 1900 que des variétés issues de l’espèce « Coffea canephora », (dites « Robusta » du nom de la première variété cultivée de « Coffea canephora ») qui supporte des conditions culture en zones très humides, ont été cultivées.
Et anecdotiquement, pour les inquiets qui ont peur de mourir de faim si les abeilles ou d’autres insectes pollinisateurs disparaissent, les variétés Coffea arabica, comme nombre de plantes qui concourent à notre alimentation, sont autogames (autofertiles). Certes la présence d’insectes pollinisateurs peut augmenter de 10 à 20% la production des caféiers arabica, ce qui est bien sûr important pour un producteur de café, mais ils ne sont pas indispensables.
BOISSONS FERMENTEES
La consommation de 186 litres de cidre est un peu atypique pour des gens qui ne proviennent pas d’une région où la consommation de cette boisson était usuelle. Il se produisait un peu de vin et de cidre dans la Cantal dans des zones où la culture de la vigne ou des pommiers était possible mais cela restait marginal, quelques milliers d’hectolitres annuels de chacune des deux boissons tout au plus. Et à Paris et en région parisienne, le cidre n’était pas non plus une boisson traditionnelle et sa consommation était en principe restreinte à des populations issues de régions où on buvait habituellement du cidre.
Armand Husson indique qu’à Paris, en 1855, il se consomme du cidre double et du cidre simple. Ce qui était appelé du cidre double était du cidre de bonne qualité fabriqué à Paris à partir de pommes fraiches ou du cidre provenant de Normandie, Brie, ou Picardie. La grande époque du cidre breton n’a pas encore commencé.
Le cidre simple était fabriqué à partir de pommes vieilles ou abîmées. Armand Husson parle d’une boisson médiocre et insalubre qui devrait être interdite et précise qu’on y ajoutait du sirop de glucose pour en améliorer le goût.
Dans « l’histoire des falsifications des substances alimentaires » du pharmacien parisien Jean Pierre Hureaux en 1855, on découvre également l’ajout d’eau calcaire dans les cidres pour en corriger l’acidité et le « sucrage » éventuel à la litharge ou à la céruse, deux produits à base de plomb, bien entendu fortement toxiques mais utilisés depuis l’Antiquité pour leur goût sucrant. On s’en servait notamment pour améliorer les mauvais vins.
L’usage du sirop de glucose en 1858 peut peut-être étonner, mais à cette date, ce n’est plus un produit extraordinaire, le chimiste russe, Constantin Kirchhoff, est en effet parvenu à l’extraire du glucose à partir de l’amidon de pommes de terre dès le début du XIXème. Il n’était pas le premier, les japonais y parvenaient déjà depuis 1000 ans à partir de l’amidon de riz.
La consommation familiale de 78 litres de vin est moins étonnante que celle de cidre, même si encore une fois, ce n’est pas une boisson usuelle des paysans du Cantal. Mais la région parisienne est à l’époque encore une région viticole, même si les vins sont dans l’ensemble de qualité très moyenne et les ouvriers parisiens quelque soit leur région d’origine l’adoptent massivement comme boisson quotidienne au cours du XIXème siècle. La crise du phylloxera des années 1870-80 n’affectera pas en profondeur l’usage de consommer du vin, d’autant qu’on fabriquera « chimiquement » des piquettes extraordinaires…
A 0,15 fr le litre, le cidre consommé par la famille est de qualité inférieure, et à 0,70 fr le litre de vin, on est sur un prix usuel pour un vin de consommation courante.
Rappelons que Gérard consomme 38 litres de vin hors de son domicile ainsi que 9 litres d’eau de vie.
On ignore dans quelle mesure Elisabeth consommait du cidre, du vin voir de l’eau de vie (2 litres) achetés pour la consommation domestique ou si les enfants pouvaient boire du cidre ou du vin, seul ou coupé d’eau.
Si Gérard était le seul consommateur d’alcool de sa famille, et que l’on additionne l’ensemble, on n’est pas encore dans l’excès pour un ouvrier parisien de l’époque, qui plus est, travailleur de force, mais cela commence quand même à faire beaucoup.
Si le cidre et le vin étaient consommés par l’ensemble de la famille, on est simplement dans une consommation quasi normale pour une famille ouvrière parisienne du XIXème ayant les moyens financiers de boire autre chose que de l’eau.
CHAUFFAGE ET CUISINE
925 kg de charbon de terre (charbon tout court aujourd’hui…) sont consommés pour chauffage et cuisine durant 8 mois de l’année.
Cette consommation amène 2 réflexions :
Gérard, Elisabeth et leur famille ne se chauffent pas au bois, encore largement utilisé pour cet usage dans le Paris du mi XIXème siècle. Mais dans ce domaine, un profond clivage de classe sépare désormais les classes populaires parisiennes et la haute bourgeoisie et l’aristocratie. Pour les riches, le charbon est un combustible industriel, salissant et vil. Les gens qui ont les moyens, en terme de stockage et de finances se chauffent au bois.
Un volume d’un mètre cube correspond à environ 1,3 tonnes de charbon et seulement 0,5 tonnes de bois. Par ailleurs le pouvoir calorifique d’une tonne de charbon est de 0,619 tonnes équivalent pétrole contre seulement 0,343 tonnes équivalent pétrole pour une tonne de bois sec. Il en résulte qu’il faut un peu plus de 4,5 m3 de bois pour produire la même chaleur qu’un seul m3 de charbon. Au prix où Gérard et Elisabeth achètent leur charbon, le m3 vaut 73 fr.
A Paris, le bois se vend de préférence au poids, livré devant le domicile, 4,5 à 5,5 fr les 100 kg ce qui fait plus ou moins 25 fr le stère sur une base de 0,5 t le stère. Par ailleurs, le particulier paie au moins 2 fr pour scier et monter ou descendre 1000 kg de bois. Au final, 4,5 m3 de bois, qui équivalent à 1m3 de charbon, se paient environ 117 fr. Une partie de ce coût plus élevé est lié à l’octroi qui pèse sur les bois. L’octroi est une impôt indirect frappant toutes les marchandises qui entrent alors dans Paris.
Notons qu’en se consumant, le charbon dégage un tout petit peu moins de CO2 que le bois. Une information objective à ce sujet est très difficile à obtenir sur le net où les sites écologistes, comme les sites de marchands de poêles à bois et à inserts sont tous d’accord pour nous dire que qu’il ne faut pas compter le CO2 issu de la combustion du bois puisque l’arbre lors de sa croissance a capté du CO2. Pire l’ADEME, l’Agence de l’Environnement et de l’Energie valide ses comptages rocambolesques. On est dans Alice au pays des Merveilles !
La prochaine fois que vous brûlez des branchages et que votre voisin se plaint, dites lui que le CO2 qu’il respire ne compte pas !
Les 925 kg de charbon de chauffage sont un chiffre considérable pour le chauffage d’une superficie de 18m2, voir 12m2 seulement, si l’on considère qu’une seule des 2 pièces était chauffée. Certes la famille vivait au 5ème et vraisemblablement dernier étage, sans doute sous des toits sans isolation. Néanmoins ils étaient exposés plein sud.
Pourtant cette consommation assez élevée se retrouve dans des enquêtes chez d’autres familles ouvrières, et à contrario, on trouve également des familles de la même époque qui ne consomment que très peu de charbon ou de bois. Il y avait donc sans aucun doute des choix de confort.
Les 925 kg de charbon de chauffage m’ont étonné pour une raison simple. J’ai grandi en pays minier lorrain dans les années 1960-70. Les porions (contremaitres) étaient logés dans des pavillons, souvent assez grands (+ou- 120m2), mais construits à la hâte après la 2ème guerre mondiale. Les isolations de ces pavillons étaient donc inexistantes alors même que l’est de la Lorraine, de climat continental, connait de longs hivers froids.
Les chaudières au charbon qui chauffaient les pavillons étaient sans aucun doute plus modernes que le poêle à charbon de Gérard, Elisabeth et leur famille, mais ne nous leurrons pas c’était du moderne et performant des années 1950 !
Un porion des mines logé gratuitement dans un de ces pavillons touchait gratuitement 6 tonnes de charbon à l’année pour chauffer l’ensemble de son pavillon.
Et en ce temps, se chauffer, avant la crise pétrolière de 1973 voulait dire avoir chaud… c’est à dire que si on excepte les chambres, toujours peu chauffées, il faisait dans les pièces à vivre et salle de bains plutôt 25° que 19° ! Or 6 tonnes était amplement suffisant.
Une brève remarque sur le charbon de bois... Avant l'arrivée du gaz dans les étages et l'invention des cuisinières à gaz, c'est un moyen ordinaire de faire cuire les aliments, notamment en été quand on ne peut utiliser le feu de cheminée ou le poêle à bois ou à charbon de terre qui chauffe et cuit les aliments en même temps.
Toutes les villes font alors une énorme consommation de charbon de bois, mais Dieu merci, au XIXème siècle, le charbon de terre remplace assez rapidement et massivement le charbon de bois utilisé jusqu'alors pour la production industrielle, et notamment pour la production sidérurgique. La pression d'exploitation sur les forêts européennes diminue considérablement permettant l'expansion des couverts forestiers. La pollution, dans les campagnes tout au moins, diminue également (4°).
Dernier point du bilan des dépenses, Gérard et Elisabeth ne paient aucun impôt.
Heureusement pour eux, car s'ils vivent correctement, ils sont loin d'être riches...
Mais remarquons que les impôts sur le revenu sont une création assez récente, un peu plus d’un siècle, 1914, seulement… Jusqu’à cette date, les impôts indirects étaient majoritaires et les impôts directs hérités de la révolution ne portaient plus sur les personnes comme sous l’ancien régime, mais sur les biens.
Gérard et Elisabeth n’ayant aucune propriété et payant seulement 180 fr de loyer annuel, ils font partie des 2/3 de parisiens qui sont exemptés de tout impôt direct, la limite de référence étant 250 fr de loyer ou de valeur locative annuelle.
Prochain article juste à la suite :
Le destin malheureux de la famille de Gérard et Elisabeth après l’enquête de 1858.
Notes :
(1°) Excellent article très complet pour en savoir plus : Le chasse-marée et la route du poisson du XIIIème au XVIIIème : https://journals.openedition.org/tc/8931#
(2°) Contre toute attente, c’est aujourd’hui la Chine qui produit 90% des châtaignes commercialisées sur la planète, 2 millions de tonnes annuelles, une extension des surfaces plantées commencées à la fin de la grande famine dans les années 1960, suivis de choix d’espèces de reboisement non pas romantiques mais intelligemment productifs sur des zones menacées par l’érosion à partir des années 1990. Et puis bien sûr une industrie de la transformation adaptée et un marketing innovant ont fait le reste. Aujourd’hui des producteurs de châtaignes français vont faire des stages en Chine !
(3°) La chicorée dite « à café » est une variété d’une espèce de chicorée sauvage (Cichorium intybus) qui est également à l’origine des variétés de chicorées « salades » rouges, blanches, vertes, ou panachées ainsi que des endives. On remarquera que curieusement, la seconde espèce importante de chicorée sauvage (Cichorium endivia) est à l’origine des nombreuses variétés de scaroles et salades frisées, mais non de ce qu’on appelle endive comme le nom latin pourrait le laisser à penser.
L’usage des différentes parties de la chicorée « à café » (Cichorium intybus, variété sativum), feuilles, fleurs, racines, semble remonter à l’antiquité égyptienne. Mais ce sont ces diables de néerlandais qui semblent avoir inventé à la fin du XVIIème siècle, le procédé moderne de torréfaction de la racine de cette chicorée. Les guerres de la révolution et de l’empire et l’embargo qu’impose l’Angleterre à la France sur un certain nombres de produits arrivant par voie maritime, entraine le développement de la culture de la chicorée « à café » dans le nord de la France.
Pour en savoir plus sur l’histoire de la chicorée : https://www.persee.fr/doc/pharm_0035-2349_1972_sup_60_215_7191
(4°) Pour avoir une idée de la pression qu’exerçait sur les forêts la production de charbon de bois : Estimation des besoins en charbon de bois et en superficie forestière en Wallonie (1750-1830) http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/48747/477