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Hbsc Xris Blog - A la poursuite du réel, historique et scientifique, parce que 1984, nous y sommes presque.

Archéologie, Histoire de l'agriculture, de l'élevage, de l'alimentation, des paysages, de la nature. Sols, faunes et flores. Les sciences de la nature contre les pseudos-sciences, contre l'ignorance, contre les croyances, contre les prêcheurs de l’apocalypse.

Manger local en 1860 dans une famille paysanne de l'Yonne, faut-il en rêver ? (6. Une famille nombreuse de manoeuvre-vigneron de l'Yonne en 1860........)

Joseph Israëls, le repas des paysans

Joseph Israëls, le repas des paysans

La famille d’Etienne, Alexandrine et leurs 8 enfants habitait la petite ville de Seignelay, à 13 km au nord d’Auxerre. Seignelay, qui comptait au recensement de 1856, 1546 habitants, était à l’époque administrativement un chef lieu de canton de 11 communes.

 Les deux époux se sont mariés en 1836 alors âgés respectivement de 33 et 23 ans. 

Etienne et Alexandrine ont perdu leur premier enfant en 1837 à l’âge de 11 mois et ont eu un enfant mort né, mais ils ont 8 autres enfants vivants et décrits en bonne santé à l’époque de l’étude en 1860 ce qui peut être qualifié d’exceptionnel.

A cette date, la fille ainée du couple, Nathalie, alors âgée de 21 ans, vit chez eux, aide sa mère, coud à partir de toile de chanvre les vêtements familiaux et le linge de maison et amène également au foyer ses salaires de couturière à domicile chez des gens aisés.

Ils ont 4 autres filles, dont Elisa 15 ans, qui est placée comme domestique. 

Les 3 autres sont Eugénie 12 ans, Marie 9 ans et la petite Amélie qui a alors 7 mois. 

Ils ont également 3 garçons dont Eugène 18 ans et Victor 14 ans qui accompagnent habituellement leur père dans toutes ses tâches et emplois dont l’ensemble des salaires reçus est versé au budget familial. Le dernier garçon, Joseph, est alors âgé de 7 ans et travaille avec ses deux soeurs de 12 et 9 ans.

 

Etienne, manoeuvre-vigneron, dit « chef de famille » a 57 ans au moment de l’enquête menée en septembre 1860 par E. Avalle pour la Société Internationale des Etudes Pratiques d’Economie Sociale, est un tout petit propriétaire qui, avec ses 2 fils ainés, 18 et 14 ans, travaille sa petite vigne dont il est propriétaire et le champs dont il est locataire mais tous trois gagnent essentiellement une partie de l’argent familial en se louant au long de l’année, soit à la journée, soit à la tâche. 

Sa femme, Alexandrine, a alors 47 ans. Outre s’occuper de son foyer, Alexandrine est multi-tâches et s’occupe tant de l’élevage familial, que du potager, du ramassage du bois mort, etc…… Et surtout, elle semble une comptable avisée. 

 

Pour donner la juste mesure des valeurs et prix énumérés ci dessous, rappelons que le salaire moyen d’Etienne et de son fils ainé de 18 ans, estimé par l’enquêteur pour une journée de travail, est de 1,50 fr, celui du fils cadet de 14 ans de 1,25 fr, celui d’Alexandrine de 1 fr, de sa fille ainée de 1 fr lorsqu’elle travaille au sein de la famille et de 0,60 fr en argent + 0,30 en nourriture lorsqu’elle va coudre à domicile chez des gens aisés. La seconde fille du couple, âgée de 15 ans, placée comme domestique et nourrie et logée chez ses patrons, remet selon l’usage ses gages de 80 fr par an à ses parents.

Les journées de travail de la paysannerie de 1860 oscillent entre 10h00 en hiver et 14h en été. On travaille tous les jours, un peu moins le dimanche et il n’y a aucun congé payé, l’idée n’existe même pas.

 

Les précédents articles ont successivement présenté :

-1. La famille et son cadre de vie, 

-2. Les travaux d’Etienne 57 ans et de ses 2 fils de 18 et 14 ans, 

-3. L’exploitation familiale d’un champs loué de 75 ares et du jardin potager de 7 ares, 

-4. Les travaux d’Alexandrine 47 ans, de sa fille ainée Nathalie de 21 ans, et des 3 enfants de 12, 9 et 7 ans, 

-5. La lessive d’Alexandrine ou une lessive au milieu du XIXème siècle,

 

A l’heure de la mode du retour à un « manger local » totalement idéalisé, il est intéressant de se pencher sur ce que pouvait signifier « manger local » en 1860 dans l’Yonne dans une famille modeste de la paysannerie.

C’est le sujet du présent article.

 

La pièce cuisine et les ustensiles utilisés pour la préparation des repas et leur consommation :

En préambule, rappelons que le logis familial possède une pièce à vivre qui est tout à la fois la cuisine, la salle à manger et la chambre des parents. Cette pièce comprend une grande cheminée, et, privilège, un four à pain intégré dans un mur. 

Heureusement pour cuisiner la famille possède également un réchaud, dit de tôle qui n’est pas décrit mais est probablement un petit modèle très sommaire avec un petit foyer à braises surmonté d’une grille de cuisson pour poser des récipients. 

Ce genre de réchaud permettait d’économiser le bois, car infiniment plus performant qu’une cheminée et il évitait d’allumer celle ci à la belle saison. Il pouvait se poser dans la cheminée mais était souvent assez léger pour être mis sur une table où il pouvait également maintenir le plat au chaud. 

L’inventaire détaille précisément les ustensiles utilisés pour la cuisine et la consommation des éléments, en précisant que s’ils sont réduits au strict nécéssaire, ils sont bien entretenus.

Pour la préparation et la cuisson des aliments, on a une marmite de fonte et son couvercle, valeur 3,50 fr,  sans doute plus spécialement dévolue aux cuissons dans la cheminée, une casserole de fer, dite cocotte, valeur 3 fr, peut-être plus adaptée au réchaud, 1 bouilloire valant 2,50 fr, 1 poêle à frire estimée à 2,25 fr, 1 outil à écraser les pommes de terre, 2,50 fr, 3 poêlons de terre à 1 fr l’un, 1 terrine de terre vernissée à 1,50 fr. 3 seaux en bois à 2 fr l’un qui sont dévolus à la cuisine pour l’eau que l’on va chercher au puits, qui heureusement n’est pas très loin, dans la cour commune qu’ils partagent à plusieurs logis et qui semblent également être de bonne qualité sanitaire, un privilège également à cette époque.

Pour la consommation des aliments, sont inventoriés 1 soupière, 1 saladier, 3 plats, 10 assiettes, 3 tasses et 3 pots en faïence, le tout pour une valeur de 10 fr, puis 2 verres à boire et 2 timbales de plomb pour 0,90 fr l’ensemble et 8 cuillères, 8 fourchettes, 1 cuillère à pot en fer étamée, ces couverts étant estimés à 3,50 fr, et pour finir, on a 5 couteaux de poche à 1 fr l’un, ce qui fait de ces derniers des objets relativement précieux.

Pour la boisson, eau et vin, on a une jarre en terre valant 2,50 fr et 10 bouteilles en verre valant 1 fr l’ensemble.

Le nécessaire pour la cheminée est présent : chenets, soufflet, pinces, pelles, réchaud… (16 fr le tout) de même que la grande marmite en fonte (3,5 fr) ainsi qu’une cocotte de fer, une poêle et une bouilloire (2,5 fr), plusieurs poêlons et terrine en terre (3 fr l’un).  

 

Le rythme des repas et leur composition générale : 

La famille fait 3 repas en hiver, 4 en été.

Le petit déjeuner pris vers 7h ou 8h du matin se compose de soupe au lait avec du pain sans doute trempé et parfois en été de pommes de terre cuites avec du sel et accompagnées de pain. Le pain familial est fait de farine complète de blé et de seigle mêlés, on y reviendra en détail par la suite. 

C’est un petit déjeuner classique de nos ancêtres avant que pain blanc et confitures ne s’imposent progressivement à partir du milieu du XIXème siècle d’abord dans les villes puis plus lentement dans les campagnes au cours du XXème siècle. L’essor de la  confiture longtemps une coûteuse délicatesse aristocratique, comme l’était la consommation de tous les produits sucrés, est bien sûr lié à la baisse vertigineuse du prix du sucre entre 1820 et 1960.

Notons bien que ce petit déjeuner n’est de toute évidence pas pris au réveil mais plus tard alors que la journée de travail a déjà commencé car il est bien spécifié qu’un des enfants est chargé de porter petit déjeuner, diner (de midi) et éventuellement goûter aux adultes lorsqu’ils travaillent dans un champ éloigné.

Le dîner, qui ne se prend pas le soir, mais le midi selon la sémantique de l’époque, consiste en une soupe au lard et aux légumes (choux, haricots secs, pommes de terre) consommée avec du pain encore une fois sans doute trempé si on se réfère aux usages de l’époque, qui perduraient encore dans les familles rurales des années 1960.

 Il est dit qu’occasionnellement, c’est à dire vraisemblablement une fois par semaine lorsque le four est allumé pour la cuisson du pain, des flancs de légumes (pommes de terre, poireaux, épinards) sont confectionnés avec de la farine et du lait caillé pour le repas de midi ainsi que des galettes-dessert à la farine de froment ou le fromage blanc remplace le beurre mais où doit être utilisé une partie du sucre acheté. 

Le budget familial comprend 52 kg de farine de froment semi complète, vraisemblablement proche de notre T110 actuelle également, destinée de toute évidence à ces flans, galettes comme aux tartes desserts des jours de fête.

Le goûter se prend vers les 16h uniquement en été, en raison de la longueur des journées de travail. Il se prend en général sur le lieu de travail et consiste en pain avec du fromage, des restes des autres repas et des fruits.

Le souper qui se prend vers 18h en hiver et à 19h ou 20h en été se compose de légumes, fromages, salades vertes diverses assaisonnées à l’huile de noix ou à la graisse de lard, et au vinaigre. Il y a parfois de la viande ou des oeufs.

Les fruits sont consommés en dessert selon la période de l’année ou hors des repas.

Le vin se boit uniquement le soir et toujours coupé d’eau. 

On sait que la famille met le pot au feu à cuire tous les dimanches et certaines semaines également le jeudi. 

Ce pot au feu consiste en 1,5 kg de viande de porc salée ou parfois de viande de vache achetée, avec des légumes et notamment du choux. Le bouillon est alors trempé de pain pour le diner de midi lors duquel on mange également les légumes, la viande étant gardée pour les soupers du soir.

Certains dimanches exceptionnels à l’occasion de fêtes est-il spécifié sans qu’on en connaisse la nature, un lapin est fricassé avec des pommes de terre, on sait d’ailleurs que la famille consomme 12 lapins annuels, donc cela fait au moins 12 dimanches de fête. 

Est également signalé comme repas de fête un morceau de viande cuit au four avec des pommes de terre, sans que l’on sache combien de fois par an, ce repas d’exception prend place. 

 

Le détail des produits consommés par an tel qu’il apparait dans le bilan financier :

  1. Aliments issus de la production familiale ou de paiements en nature 

 

Pain : 1136 kg de pain froment et seigle, valeur 322,60 fr

52 kg farine de froment, valeur 15,60 fr

 

Pommes de terre, choux et légumes d’accompagnement

875 kg de pommes de terre, valeur 8,75 fr

140 kg de choux, valeur 14 fr

100 kg de haricots secs, valeur 16 fr

et la totalité des légumes verts du jardin (épinards, carottes, oignons, poireaux, haricots frais, salades vertes diverses…), valeur 20 fr

 

Lait, fromage, oeufs 

1450 litres de lait, valeur 145 fr

50 kg de fromage blanc, valeur 25 fr

432 oeufs environ, valeur 14, 40 fr

 

Matières grasses

Lard et graisse de cochon 10 kg, valeur 16 fr

Beurre 50 kg, valeur 90 fr

 

Viande : 

80 kg de viande de porc, saucisses et boudins, valeur 96 fr

12 lapins d’environ 1,5 kg, valeur 18 fr

 

Fruits

100 kg de pommes, valeur 5 fr

30 kg de poires, valeur 4 fr

25 kg de pêches, valeur 2,50 fr

10 kg de cerises, valeur 2 fr

20 kg de raisins, valeur 6 fr

10 kg de groseilles, framboises, cassis, valeur 1,50 fr

 

Vin 

408 litres, valeur 75 fr

 

Pour mémoire : pour se chauffer et cuisiner du bois de souches données suite arrachage et du bois mort ramassé, valeur 74 fr

 

Valeur des repas pris hors du domicile et constituant une fraction en nature du salaire journalier :

8 jours de vendanges des 2 fils ainés : nourriture à 0,35 fr/jour, valeur 4,80 fr

156 jours de travail à domicile de la fille ainée : nourriture à 0,30 fr/jour, valeur 46,80 fr

15 jours de vendanges des 3 enfants : nourriture à 0,10 fr/jour, valeur 4,50 fr

 

  1. Produits alimentaires achetés 

Huile de noix 11 litres, coût 25,20 fr

Sel 26 kg, coût 5,20 fr

Vinaigre 8 kg, coût 6,40 fr

Sucre 39 kg, coût 62,40 fr

26 kg de viande de vache, coût 26 fr

 

Pour mémoire : pour se chauffer et cuisiner bois acheté en complément : coût 48 fr

Eclairage : Chandelle, coût 16 fr, Huile à brûler, coût 12 fr, mèches, coût 0,50 fr

Carte postale ancienne, fin XIXème, un moulin de Seignelay

Carte postale ancienne, fin XIXème, un moulin de Seignelay

Le pain de la famille d’Etienne et Alexandrine :

 

Ce n’est pas vraiment celui que nous mangeons au quotidien aujourd’hui.

Sans rentrer dans la complexité des modes de calculs des taux d’extraction des farines, c’est à dire le rapport entre la quantité de céréales et la quantité de farine qui en résulte, un étalonnage simplifié en ce qui concerne la farine de blé ou froment pour ceux qui n’ont pas l’habitude de cuisiner :

-La farine T45 correspond à un taux d’extraction de 70 à 75% et est principalement utilisée en pâtisserie fine. 

-La farine T55, taux d’extraction 75 à 79% , est utilisée pour le pain dit blanc, les viennoiseries et de nombreuses pâtisseries. 

-La farine T65, taux d’extraction 79 à 83% , est en principe utilisée pour la fabrication des pains supportant l’appellation baguette de tradition française ou pour les pains dit « de campagne », même si ces appellations correspondent principalement à des procédés de fabrication..

-La farine T80, taux d’extraction 83 à 86% , est appelée farine bise et correspond à des pains semi complets mais est également utilisée dans certains pains spéciaux.

-La farine T110, taux d’extraction 86 à 90%, correspond également à la confection de pain semi-complets, même si la plupart des sites internet de « cuisine maison » en fond la farine conseillée pour un pain complet « maison ».

-La farine T150, taux d’extraction 90 à 98% , est réservée à la confection du véritable pain complet selon les normes françaises de la boulangerie. Le pain fait avec de la farine T 150 est parfois vendu sous l’appellation « pain intégral » pour en rajouter une louche en authenticité à destination des nostalgiques de l’âge de pierre.

La nomenclature de la farine de seigle n’est pas tout à fait la même, mais le principe de calcul est le même.

 

Etienne et Alexandrine exploitent un champs loué dont ils tirent annuellement (en moyenne) 175 kg de blé et 335 kg de seigle. 

Etienne, Eugène 18 ans, et Victor 14 ans, reçoivent pour les travaux qu’ils effectuent chez autrui, une partie de leurs salaires en nature. 

A ce titre, ils reçoivent 337 kg de blé et 324 kg de seigle. 

Avec le blé et le seigle de leur champs, cela fait un total de 512 kg de blé et 659 kg de seigle dont sont retirés 14 kg de blé et 27 kg de seigle gardés pour les semences de l’année suivante. 

On évacuera la question du tri manuel et fastidieux des grains pour évacuer les grains des plantes adventices, certaines toxiques, la question risque d’être fort incomprise à l’âge délirant d’un mouvement qui réclame « on veut des coquelicots » et qui est supporté par des urbains qui malheureusement dans leur grande majorité n’ont aucune idée du nombre de plantes toxiques que compte notre merveilleuse nature. 

On ne sait rien du lieu de stockage et conservation de ces céréales, grenier, logis, cellier familial? 

Qui va chercher son paquet de farine au supermarché n’a plus aucune idée du souci des paysans du passé pour conserver leurs céréales durant de longs mois jusqu’à la récolte suivante avant que n’existent les sociétés de l’agro-alimentaire achetant en une fois l’ensemble des récoltes. 

Les céréales ne se conservent correctement qu’avec une hygrométrie adaptée et de préférence en les remuant régulièrement pour les aérer. A défaut, moisissures garanties et leur corollaire, un dangereux sous produit des moisissures qui sont les différentes classes de mycotoxines dont nos ancêtres n’avaient aucune idée, mais qui peuvent causer de sérieux dommages de santé, certaines étant même cancérigènes.

Des températures assez fraiches sont également préférables, pas seulement pour éviter que le blé ne s’échauffe et fermente mais parce que la fraicheur limite naturellement les insectes ravageurs qui pouvaient dans le passé faire des dégâts considérables. Et avant les insecticides, la question des insectes était infiniment plus compliquée à maîtriser que celle des rongeurs qui se piègent tout de même assez aisément.

 

Les 498 kg de blé et 632 kg de seigle sont moulus par le meunier local. Rien n’est dit du meunier et de son moulin, mais il ne fait nul doute qu’à Seigneley, ancien site industriel de manufactures de tissus et donc de moulons à foulons utilisant la force hydraulique, les moulins à eau ne devaient pas manquer et il y avait probablement une certaine concurrence.

Le meunier fait-il des tournées régulières chez ses clients, avec un âne, un cheval, voir un véhicule hippomobile, ainsi que c’était encore l’usage au XIXème siècle, voir 1ère moitié du XXème dans de nombreuses régions de France ? En ce cas, il passait régulièrement selon les besoins en farine de ses clients, partait avec un sac à moudre, en principe d’une centaine de kg et le ramenait en farine ultérieurement après avoir prélevé son salaire en nature sur la mouture. 

Il se peut que la famille transporte elle-même à l’aide de sa brouette en bois les céréales à moudre au meunier pour économiser sur le paiement en nature ? C’est possible car on sait par le bilan financier que le meunier se paie par prélèvement sur la mouture à raison de 30 kg de blé et 38 kg de seigle, soit 6% du volume moulu, ce qui ne parait pas un taux très élevé. 

Je n’ai pas les chiffres pour le milieu du XIXème siècle, mais les taux de prélèvement du meunier oscillaient dans la France d’ancien régime entre 5 et 10% du volume selon les régions et le transport ou non par le meunier.

 

En outre, sur l’année, la perte à la mouture est évaluée à une dizaine de kg de blé et à environ 13 kg de seigle.

Après tamisage sont extraits environ 50 kg de son de blé et 63 kg de son de seigle que l’on retrouve dans les comptes de l’alimentation animale.

 

Au final au cours de l’année, Etienne et Alexandrine obtiennent 408 kg de farine de blé et 518 kg de farine de seigle. 

Les ratios céréales/farines permettent d’estimer que les farines obtenues correspondent à peu près à des T110 actuelles, c’est à dire qu’ils s’agit de farines semi-complètes.

Alexandrine met de côté 52 kg de farine de blé qui serviront à faire les tartes, flancs, tourtes, galettes qui améliorent l’ordinaire annuel. On note bien entendu que c’est une pâtisserie à base de farine complète qui nous serait sans doute étrange au goût comme à la texture. 

 

Les 356 kg de farine de blé restants et les 518 kg de seigle (+ 8 kg de sel acheté) permettent de fabriquer 1136 kg de pain annuel. 

Pour ceux que le calcul étonne, rappelons que le pain se fait en ajoutant à la farine de l’eau. 

La quantité d’eau ajoutée, ou taux d’hydratation varie selon la finesse de la mouture. Ainsi une pâte faite avec de la farine T45 ou T55 sera hydratée à 60% tandis qu’une farine T110 nécessitera une hydratation de 80%. Une partie de l’eau ajoutée s’évapore ensuite à la cuisson selon des paramètres variables selon le type de farine, entre 25% et 35% du poids de la pâte mais une partie de l’eau d’hydratation reste cependant dans le pain.

Il n’est donc aucunement étonnant qu’Alexandrine puisse faire 1136 kg de pain annuel avec 874 kg de farine (356 kg de farine de blé + 518 kg de farine de seigle) auquel s’ajoute les 8 kg de sel.

L’occasion de faire remarquer qu’un grand nombre de sites internet qui expliquent comment faire son pain chez soi ignorent manifestement ce basique dans leur calculs, puisqu’ils vont vous annoncer que si vous voulez obtenir en produit final, par exemple, 10 petits pains de 50 gr chacun, il faut commencer par mettre 500 gr de farine ! C’est faux. Il faut en fait consulter des sites de boulangerie professionnelle pour trouver des tables de calculs précises tant pour l’hydratation des farines que pour les pertes de poids à la cuisson.

 

Pour les fanas du pain complet, précisons qu’Alexandrine, simple paysanne pauvre, faute d’alternative aisément accessible, fait forcément son pain au levain, c’est à dire en prélevant une partie de la pâte de chaque fournée et en entretenant sa fermentation pendant une semaine pour l’utiliser pour la pâte suivante. Le détail est important en terme nutritionnel. Le levain contient des enzymes qui neutralisent l’acide phytique contenu dans l’enveloppe des grains de céréales, ce qui n’est pas le cas des levures. 

Or un pain dit complet contient une partie encore importante des enveloppes des céréales donc beaucoup d’acide phytique. 

Ingéré occasionnellement ou en petites quantités, cet acide est sans dommage pour l’organisme, mais ingéré régulièrement ou à fortes doses, il entrave l’assimilation d’un certain nombre de minéraux chez les humains. Il peut donc, à la longue, en résulter des carences préjudiciables à la croissance et à la santé

Idéalement, il est donc préférable qu’un pain complet soit fait au levain, ce qui est le cas du pain préparé par Alexandrine pour sa famille.

 

Remarquons encore qu’il n’y a que 8 kg de sel pour 874 kg de farine, soit 9,15 gr de sel par kg de farine alors que les pains actuels sont dosés à 15-20 gr de sel par kg de farine. Traditionnellement les pains au levain étaient moins salés à la fois parce que le sel fut longtemps un produit cher en raison d’un lourd impôt qui pesait sur lui dans la plupart des régions jusqu’à la révolution française, la gabelle, mais également parce que le levain confère au pain un goût légèrement acide voir parfois un peu aigre qui masque le manque de sel.

Il ne faut pas en conclure que les gens du passé mangeaient moins de sel qu’aujourd’hui, puisqu’en l’absence de frigo, c’était le sel qui assurait la conservation des viandes et d’un certain nombre de légumes traités en salaison (choux, haricots, etc) et entrait dans la fabrication des fromages. Souvent viandes et légumes n’étaient pas dessalés pour être mis dans une soupe, car ainsi ils « salaient » le plat, permettant une économie. Les 26 kg de sel achetés annuellement correspondent à près de 9 gr de sel par personne et par jour pour chacun des membres de la famille d’Etienne et Alexandrine présents au foyer.

 

1136 kg de pain sur une année, cela correspond à une disponibilité quotidienne de 3 kg 112 gr de pain pour la famille.

En comptant 8 bouches à nourrir dans la famille, puisqu’il faut exclure Elisa 15 ans, placée comme domestique et la petite Amélie de 7 mois, c’est à peu près 390 gr de pain complet quotidien pour chacun. 

En réalité, c’est même un peu plus, sans doute environ 420 gr, car le bilan financier chiffre la valeur des repas pris à l’extérieur chez des employeurs. Pour les 2 fils ainés, c’est chacun 8 jours de repas annuels à l’extérieur chez un employeur, pour les 3 plus jeunes enfants, 15 jours de repas annuels chacun à l’extérieur et s’agissant de la fille ainé, celle-ci ne prend pas moins de 156 jours de repas annuels chez divers employeurs.

A titre comparatif, une carte de rationnement de janvier 1945 accordait 350 gr de pain quotidien à un adulte travailleur de force, et attendu la teneur en son et en seigle du pain de cette époque, voir en orge, en maïs, en farine de légumineuses, il n’était peut-être pas si éloigné que cela du pain de la famille d’Alexandrine. 

Et pour mémoire, un français de 2020 consomme quotidiennement 125 gr d’un pain qui dans une écrasante majorité est d’une blancheur et d’une finesse quasi parfaite. Mais bien évidemment, si nous dédaignons le pain, c’est parce que nos assiettes sont pleines d’une incroyable variété complètement inconnue à la famille d’Etienne et Alexandrine.

Même si on peut en conclure que cette famille paysanne ne manque pas de pain quotidien, rappelons qu’en 1860 dans la plupart des grandes villes françaises et de surcroit à Paris, on ne mange quasiment plus que du pain de froment bien blanc, même quand on appartient à la base de la classe ouvrière. Dans les années 1850, sur 493 000 kg de pain consommés par les parisiens chaque jour, 477 000 kg sont du pain blanc. Quand au pain de seigle, il est quasi impensable, 0,18% de la consommation parisienne journalière.

Max Liebermann, la récolte des pommes de terre à Barbizon

Max Liebermann, la récolte des pommes de terre à Barbizon

Les pommes de terre, les choux et légumes d’accompagnement :

Etienne et Alexandrine et leur famille cultivent un champs de 75 ares, qu’ils louent pour 60 fr annuel. Dans ce dernier, ils récoltent entre autres, en moyenne 760 kg de pommes de terre. 

990 kg de pommes de terre sont reçues en paiement en nature pour divers travaux effectués par Etienne et ses 2 fils ainés pour le compte d’autrui. Le potager familial fourni 190 kg supplémentaire, Cela donne un total de presque 2 tonnes de pommes de terre. Un peu plus d’une tonne est dévolue à l’alimentation des 2 jeunes porcs achetés en février et qui sont engraissés jusqu’à Noël.

 

875 kg de pommes de terre sont consommés par la famille. Cela fait 109 kg/pers soit 300 gr/jour/personne. C’est moins qu’à la veille de la 2ème guerre mondiale où la consommation moyenne culminera à 150 kg par français et par an. Actuellement un français consomme en moyenne 55 kg de pommes de terre par an, la moitié sous forme de produits transformés, peu d’enfants connaissent encore la corvée d’épluchage des patates !

 

Arrivée du nouveau monde dès la fin du XVIème siècle, la pomme de terre s’y est diffusée au cours des XVIIème et XVIIIème en partie d’une part grâce aux scientifiques, médecins, agronomes, botanistes, et en partie d’autre part grâce à la guerre de Sept Ans. 

Les français l’ignorent, la rumeur populaire l’accusant de propager diverses maladies dont la lèpre ou la peste. Déjà la nouveauté fait peur ! Les paysans qui l’adoptent, la donnent aux cochons. 

Il faut attendre un nommé Antoine Parmentier, initialement simple pharmacien militaire qui se fait remarquer pour son savoir et ses talents, et gravit tous les échelons jusqu’à devenir un protégé de Louis XVI pour que cela change. Antoine Parmentier avait été fait prisonnier en Allemagne lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763) et y avait découvert les pommes de terre et leur potentiel à aider à mettre fin aux famines. 

Parmentier fait adopter la pomme de terre dans les menus du roi de France et de la cour et les préjugés concernant le tubercule sont progressivement vaincus. La révolution française qui met fin aux assolements obligatoires et libère le paysan des carcans collectifs donne également de l’intérêt à la culture de la pomme de terre car les buttages et le défonçage pour la récolte permettent à la suite un semis de céréales d’automne quasiment sans travaux de labour. La consommation de pommes de terre se répand progressivement dans les classes populaires au cours du XIXème siècle jusqu’à devenir un élément fondamental de la ration calorique en concurrence avec le pain.

Un autre avantage des pommes de terre était leur conservation assez facile pour peu que l’on dispose d’une cave bien obscure, fraiche mais correctement aérée. On sait que la famille d’Etienne et Alexandrine disposait d’une cave sous la maison principale, accessible par un escalier se trouvant dans le cellier du petit bâtiment contiguë. 

En l’absence de paniers d’osier, ou de caisses, il était assez aisé de garder les pommes de terre sur des lits de paille ou dans du sable. Il suffisait ensuite de s’assurer de l’absence de rongeur et de les vérifier régulièrement pour éviter des pourritures. Les pommes de terre peuvent ainsi se conserver une année presque sans difficulté. Celles qui germaient tout de même notamment à l’arrivée du printemps étaient mises de côté pour être replantées. Rappelons que le germe de pomme de terre comme la peau verdissante des pommes de terre qui sont en germination contiennent de fortes doses de solanine, un alcaloïde qui peut provoquer des troubles digestifs et neurologiques parfois sérieux. Il ne faut jamais en consommer ni en donner aux animaux.

 

140 kg de choux sont récoltés annuellement dans le jardin potager. Cela donne une moyenne de 17,5 kg de choux annuellement par personne soit une disponibilité de 48 gr/jour. On ne sait rien des variétés de choux cultivées mais nul doute que l’on est dans les gros choux verts ou blancs, peu raffinés, mais à bon rendement et rustiques qui ont constitué pendant des siècles une des bases de l’alimentation paysanne dans une grande partie de l’Europe. 

On retrouvait les choux sempiternellement dans toutes les grossières soupes quotidiennes plus ou moins agrémentées de lard ou d’un morceau de viande selon qu’il y a ou non abondance. Une des raisons de l’omniprésence du choux est sa culture et sa récolte aisées la plus grande partie de l’année, sous une grande partie des climats de la France. En cas de grands froids, il était facile à protéger en le mettant en silo dans des tranchées ce qui le blanchissait.

 

Dans le même ordre les 100 kg de haricots secs récoltés au jardin potager sont utilisés dans les soupes. Cela fait 12,5 kg par personne et par an soit une disponibilité de 34 gr/jour pour chaque membre de la famille. 

Ce n’est pas énorme, il en faudrait entre 300 et 400 kg annuel pour équilibrer les quantités de pain consommé. 

Théoriquement, dans des régimes pauvres en protéines animales, il faut beaucoup de légumes secs pour pallier au déséquilibre en acides aminés d’une alimentation riche en céréales, à défaut les protéines sont « incomplètes » et une partie d’entre elles ne peuvent être assimilées. Heureusement la famille consomme des produits laitiers et de la viande.

Au XIXème siècle, le « gros » haricot venu d’Amérique au XVIème (genre Phaseolus) s’impose partout en France dans les classes populaires et la paysannerie où il tend à reléguer au second plan les lentilles, pois cultivés en sec et l’ancien haricot européen à petits grains (genre Vigna) venu lui du continent africain dans l’Antiquité.

L’omniprésence ancienne des légumes secs dans les potages contenant un morceau de viande est bien attesté par l’étymologie, à l’origine un héricot, c’est un ragoût quelconque contenant de la viande en fragments.

Notons que le haricot est alors encore principalement consommé en grains secs, la consommation de gousses immatures, les haricots verts, étant un petit luxe printanier qui se diffuse progressivement. La famille d’Etienne et Alexandrine en récoltent 10 kg dans leur jardin pour leur consommation personnelle.

Les autres légumes consommés sont 20 kg d’épinards, 5 kg d’oseille, 10 kg de carottes, 10 kg d’oignons, 15 kg de poireaux. On sait que les épinards servent surtout à faire des flans et que c’est aussi l’usage d’une partie des poireaux. 

Sur une année, on ne peut que s’étonner du peu de légumes destinés à aromatiser les bouillons des sempiternelles soupes aux choux, pommes de terre et haricots secs avec plus ou moins un morceau de viande ou de lard.

 

Une présence importante, la consommation de 80 kg de salades annuelles par l’ensemble de la famille soit 10 kg par personne. La salade ne nourrit pas mais constitue un apport non négligeable en vitamines et minéraux. Seul ombre au tableau, la fadeur de l’assaisonnement puisqu’Alexandrine ne dispose que d’huile, de vinaigre et de sel. Maintenant ce n’était sans doute pas plus fade qu’une de ces infectes sauces au yaourt écrémé qui fleurissent régulièrement dans les journaux féminins. 

Un français consomme actuellement environ 5 kg de salades par an, en majorité des laitues. Maintenant cette consommation de salades plus faible du français contemporain est largement compensée par des consommations de crudités en salades : betteraves, céleri, tomates, carottes. 

Chez Etienne et Alexandrine, il n’y a ni betteraves, ni céleri, ni tomates et les carottes sont en trop faible quantité pour avoir eu une autre destination que l’aromatisation des soupes au lard et des pots au feu.

Jean François Millet, la barrateuse

Jean François Millet, la barrateuse

Lait, fromage, oeufs

La famille consomme annuellement 1450 litres de lait. Cela revient à181 litres/pers soit un demi litre/jour/pers. 

Il est vraisemblablement consommé le matin en « soupe » avec du pain trempé, soit nature, soit mélangé à du bouillon de la soupe des diners comme c’était l’usage avant l’arrivée du café.  

Le calcul de la crème nécessaire pour la fabrication des 50 kg de beurre baratté par Alexandrine imposent l’écrémage complet de 1000 litres de lait, peut-être un peu moins dans la mesure où le lait des vaches qui ont une faible lactation est en général plus crémeux. Il est en tous cas certain que le lait consommé au quotidien par la famille d’Alexandrine est au moins partiellement écrémé.

Le lait est sans doute cuit s’il est consommé en soupe, mais faire bouillir le lait pour le débarrasser de ses microbes n’est pas encore entré dans les chaumières. 

Gay-Lussac a inventé le procédé dans les années 1830, mais il ignorait pourquoi le lait bouilli était plus sain que le lait qui ne l’était pas. En outre le procédé restait confidentiel. Il faut attendre les travaux de Pasteur qui démontrent dans la décennie 1860 l’existence de micro organismes pathogènes dans le lait et leur destruction par la chaleur pour que progressivement vers la fin du siècle, on se mette à faire bouillir le lait dans les classes populaires. 

Et encore, la technique souffrait d’une insuffisance, l’absence de frigidaire. Il ne sera pas inventé avant une 20aine d’années et il n’y en aura pas dans la plus grande partie des foyers français avant les années 1960-1970. 

Ceux qui possédaient une cave bien fraiche pouvaient y conserver le lait bouilli dans des conditions acceptables à 10-12°, mais ceux qui n’en avaient pas ne disposaient au mieux que de ces placards « frais » du passé : des niches dans le mur exposé au nord des maisons ou des appartements. C’était efficace en hiver, d’autant que maisons et appartements étaient très piètrement chauffés, passable au printemps ou en automne mais quasi inefficace en été. Or même si le lait a été correctement bouilli, la prolifération bactérienne y redémarre en quelques heures s’il n’est pas conservé au frais. Il était donc hautement préférable de consommer le lait au jour le jour.

La question est d’autant plus sérieuse qu’avant l’émergence de l’efficace pharmacopée moderne, des vaccins pour les humains comme pour les animaux et la mise en place au cours du XXème siècle de normes vétérinaires strictes, l’état de santé des cheptels animaux était souvent assez calamiteux avec des répercussions régulières sur la santé des humains. C’était particulièrement le cas des bovins chez lesquels sévissait massivement une très proche cousine de la tuberculose humaine, la tuberculose bovine aisément transmissible à l’humain avec une pathologie similaire. Et fin du XIXème siècle en France, la tuberculose, c’est 80 000 morts par an.

 

Alexandrine fait à partir du lait de ses 2 vaches 50 kg de fromage blanc par an. On sait qu’une partie est utilisée dans les galettes-dessert qu’Alexandrine fait occasionnellement lorsqu’elle allume le four familial une fois par semaine. Le fromage blanc y remplace le beurre, visiblement économisé pour d’autres usages. Il est également signalé que du fromage pouvait être consommé au goûter lorsque la longueur du jour faisait qu’il y en avait un, ou au dîner du soir. Même si le goût du fromage blanc peut varier selon son degré de séchage, notons que la famille ne connait aucun autre fromage.

Quel que soit le mode de consommation, on a à peu près 17 gr de fromage disponible/per/jour sur l’année. A l’heure actuelle, sous une forme brute ou transformée, un français consomme en moyenne 68 gr de fromage par jour avec une variété inouïe des goûts et des textures. 

 

432 oeufs environ sont consommés annuellement par la famille, cela ferait un peu plus de 8 oeufs par semaine dont 1 oeuf par pers et par semaine. Ce n’est pas beaucoup. 

Mais bien évidemment, le poulailler d’Alexandrine n’est ni chauffé ni éclairé artificiellement, donc concrètement les poules pondant rarement en hiver, même si on connaissait différent moyens de conservation dans la chaux ou le sel par exemple, l’essentiel des oeufs étaient consommés entre mars et octobre. C’est donc dans cette période que la famille pouvait occasionnellement manger des oeufs au diner et qu’Alexandrine pouvait en utiliser dans ses tartes de légumes ou autres pâtisseries.

 

 

Les matières grasses : 

La répartition des matières grasses consommées par la famille est assez intéressante car au XIXème siècle, même s’il existe dans différentes régions françaises des productions d’huiles alimentaires locales : noix, navette et colza, chènevis, les frontières sont encore nettes entre une France du sud et sud est où on consomme de l’huile d’olive, une France du nord et de l’ouest où on consomme du beurre, une France de l’est où on préfère le lard et le saindoux. La famille paysanne de Seigneley est dans une région carrefour beurre/lard et saindoux.

 

Alexandrine baratte 50 kg de beurre par an à partir de la crème prélevée sur le lait de ses vaches.

La monographie ne fournit aucun éclaircissement sur l’usage du beurre. 

Est-il utilisé en cuisine, probablement en majorité ? En frotte t-on un peu sur son pain notamment lorsqu’il est encore frais et qu’il n’est pas nécessaire de le tremper à la manière des gens du nord de la France ? 

Il est possible que l’utilisation ait varié au cours de l’année selon la qualité du beurre et son goût. En effet, dans des conditions traditionnelles de fabrication, les saveurs du beurre suivent celle du lait qui elle même sont fonction de la race des vaches d’une part et de l’alimentation de celles ci d’autre part, et il était autrefois impossible d’obtenir un goût standard au long de l’année. 

Le beurre de printemps, pour cause de frais pâturages, était infiniment plus goûté que les beurres d’hiver. A noter que dans un passé encore récent, les paysans qui faisaient de l’élevage laitier et avaient des pâturages de valeurs inégales pouvait séparer, du troupeau pour la production commerciale, 1 ou 2 vaches, de sorte à réserver à ces vaches qui fourniraient le lait, beurre et fromage familial les meilleurs prés et la meilleure alimentation pour un meilleur goût des produits.

50 kg de beurre annuel donne une disponibilité de 17 gr/jour/pers, contre 21 gr actuellement tout usage confondu, et pour mémoire 8 gr de margarine pour un adulte en janvier 1945.

 

Les 2 cochons achetés en février et tués à la fin de l’année fournissent 10 kg de graisse et de lard. La graisse de cochon était un incontournable de la cuisine de la France du nord est jusqu’à la diabolisation des graisses animales dans les années 1960-70. 

En découpant la graisse en petits cubes et en la faisant fondre à feu doux dans un peu d’eau, on obtenait une espèce d’huile claire. Pour la conserver, on versait celle-ci dans des pots où elle se solidifiait en une masse blanche connue sous le nom de saindoux. 

Et dans les années 1960-70, il s’en achetait encore couramment en boucherie dans des paquets cylindriques enveloppés de papier. A mon sens, les meilleures frites se faisaient au saindoux.

Le lard évoqué n’a probablement rien à voir avec ce que nous appelons lard aujourd’hui. Les porcs du passé étaient moins gros, avaient une croissance plus lente mais étaient également beaucoup plus gras. On conséquence ce que l’on appelait lard était vraiment une couche de graisse quasi exclusive située entre la peau et la chair du porc et qui est plus épaisse en certains endroits. Le lard, de par son goût, en particulier lorsqu’on le gardait suspendu dans la cheminée où il fumait progressivement, a longtemps constitué un des rares arômes des soupes quotidiennes.

Il est mentionné que la graisse de lard fondu pouvait servir d’huile à salade à la famille, et je confirme que c’est délicieux, en particulier avec des salades un peu amères.

 

11 litres d’huile de noix sont achetés pour un prix de 2,30 fr le litre, ce qui fait une dépense annuelle de 25,20. On sait exactement que la famille achète de l’huile de noix pour accommoder ses salades en concurrence avec la graisse fondue de porc. 8 litres de vinaigre sont consommés annuellement sans doute principalement pour ces sauces de salades.

Mais on ne trouve pas de trace d’ail pour agrémenter les sauces, ce qui n’est pas complètement étonnant, l’ail étant encore une plante plutôt du sud de la France, et qui au XIXème, hors de quelques zones de culture ne se trouve que sur les marchés des grandes villes, il est cependant plus étonnant de ne pas trouver d’échalotes.

 

Pour ceux qui n’en ont jamais vu qu’en magasin, une noix mûre qui tombe du noyer, soit naturellement, soit plus habituellement « gaulée » avec une perche se présente dans une espèce d’enveloppe végétale dure que l’on nomme le brou et qui éclate plus ou moins bien. Le brou doit être retiré de la noix s’il y adhère encore. Le brou contient des substances colorantes foncées qui teintent fortement les mains lors de son retrait et il faut souvent plusieurs jours pour s’en débarrasser.

Après étalage pour séchage, les noix devaient bien sûr être dénoisillées soit en grande quantité pour être conduites au moulin à huile soit ponctuellement pour être consommées sous une forme quelconque ou tout simplement en dessert. Dénoisiller, , c’est débarrasser les noix de leurs coques à la main. On se servait en principe d’une pierre plate ou d’une ardoise sur laquelle on cassait la noix avec un maillet de bois dur, en ajustant bien la force de son coup pour ne pas surtout pas écraser la noix. Les cerneaux étaient ensuite dégagés à la pointe d’un couteau. 

Au XIXème siècle, dans les régions de noyers, on considère qu’une personne adulte expérimentée dans le dénoisillage peut dénoisiller un sac de 50 kg de noix en une journée de travail de 12 à 14h, un enfant d’une douzaine d’années un peu moins de la moitié. Avec 50 kg de noix, on obtient 25 kg de cerneaux qui donneront à peu près 10 litres d’huile. Le résidu de la presse est un tourteau farineux qui se donne aujourd’hui au bétail mais qui entrait traditionnellement dans des recettes paysannes de « pains » dans les pays de noyers puis fin du XIXème début du XXème quand le sucre est devenu plus accessible, dans des recettes de gâteaux.

Jean François Millet, les tueurs de cochon

Jean François Millet, les tueurs de cochon

La viande

La famille achète chaque année pour 26 kg de viande de vache à 1 fr le kg, soit une dépense de 26 fr. Il devait s’agir tant par la dénomination vache, qui sous entend « réformée » que par le prix, de viande à bouillir qui allait dans les pots au feu. 

 

Les 80 kg de viande de porc, saucisses et boudins préparés familièrement à partir des 2 jeunes porcs engraissés ont une valeur de 96 fr. Hors saucisses et boudins, le porc semble partir presque intégralement dans le pot au feu du dimanche ou il s’intercale avec les pots au feu à la viande de vache.

 

De son petit élevage de lapins Alexandrine garde 12 lapins d’environ 1,5 kg chacun pour une valeur de 18 fr. On sait que ces lapins sont  fricassés avec des pommes de terre et constituent des repas de fête. Il était d’usage autrefois lorsqu’on tuait un lapin ou une volaille de le saigner sur des morceaux de pain préalablement frottés d’oignons ou d’ail selon les disponibilités. On grillait ensuite le pain sur une grille ou sur le poêle. C’était considéré comme un petit régal. Rien n’était perdu.

 

Exceptionnellement un morceau de viande (vache ? porc ? autre ? )pouvait être cuit au four avec des pommes de terre constituant également un repas de fête.

 

Le total des viandes consommées donne 15,5 kg viande/pers/an, soit 42 gr/jour/personne dont il faut peut-être déduire 10 à 15% d’os car on ne sait pas si les poids des viandes de vache ou de porc sont considérés désossés ou non. On peut supposer qu’une partie des os au moins sont inclus d’autant qu’ils donnent du goût à toutes ces préparations de viande bouillie. Quand au poids des lapins, il est très probablement compté en vif, ce qui suppose qu’il faille retirer peau et abats non consommables. 

C’est une consommation de viande assez faible, surtout si l’on considère les consommations alimentaires ouvrières dans les grandes villes à la même époque. Un ouvrier parisien de 1860 mange aisément ses 100 gr de viande par jour, voir plus, même s’il s’agit, reconnaissons le, en majorité (mais pas que…) de bas morceaux pour les ragouts, soupes et pot au feu du quotidien.

Pour mémoire, une carte de rationnement de janvier 1945 prévoyait 36 gr de viande/jour/adulte travailleur.

Actuellement, toutes viandes et charcuteries confondues, transformées ou non, selon le Credoc, Centre de recherche pour l’étude de l’observation des conditions de vie, un français moyen en consomme 135 gr /jour.

 

Aucune consommation de viande de poulet n’est reportée, cependant il est évident que les 6 poules familiales sont forcément renouvelées tous les 3 au 4 ans au pire. A défaut la ponte décline dès rapidement et il n’est plus rentable de les garder. Il y avait donc forcément au moins 1 ou 2 fois l’an une poule qui finissait au pot, une poule trop âgée ne pouvant bien sûr pas être rôtie.

Cela étant, que ce soit dans les campagnes ou dans les villes, le français moyen ou pauvre du XIXème siècle ne consomme que très rarement de la volaille, sauf peut-être dans certaines régions du sud de la France. Les volailles jeunes, rôties au four, ne se cuisinent que chez les gens très aisés. La consommation actuelle de viande de volaille, 30 kg par personne et par an, est une grande révolution alimentaire qui a débuté dans la 2ème moitié du XXème siècle. En 1970, on en consommait encore que 12 kg par an.

 

On ne relève aucun gibier non plus. Il est vrai qu’Etienne n’est pas chasseur, et il n’y a aucun fusil dans l’inventaire. Néanmoins au XIXème, le piégeage de petits mammifères est encore une activité assez régulière chez les paysans modestes qui protègent leurs volailles ou leurs fruits. On connait de vieilles recettes de ragout de renard et la belette avaient, parait-il, le goût du lièvre. 

Encore une fois la consommation humaine de ces viandes est progressivement abandonnée puis oubliée au XIXème et XXème quand la disponibilité en viandes d’élevage s’accroit.

 

Enluminure d'un traité d'agronomie du début du XIVème siècle

Enluminure d'un traité d'agronomie du début du XIVème siècle

Les fruits :

 

Avant de détailler les fruits consommés, une petite mise au point… 

Je me heurte aujourd’hui désormais régulièrement à un mur d’incompréhension et d’incrédulité lorsque j’’explique à des citadins que non ! nos ancêtres ruraux européens ne se gavaient pas de fruits, et plus on remonte nos ancêtres loin dans les siècles moins ils s’en gavaient. 

 

En premier, sans entrer dans la catégorie fruits exotiques importés, la plupart des fruits qui poussent en France et que nous consommons ne sont pas « naturellement » là, à notre disposition par le bonheur d’un jardin d’Eden qu’aurait été le continent européen avant l’arrivée des premiers sapiens. 

Sans entrer dans des questions complexes de génétique, ni la pomme, ni la poire, ni les prunes ou les cerises telles que nous les connaissons aujourd’hui n’existaient au néolithique. Il n’existait que des espèces sauvages pour la plupart quasi immangeables du moins au sens de ce que nous appelons un fruit aujourd’hui. Ces espèces sauvages n’ont prêté qu’une petite partie de leurs gènes aux espèces actuelles, l’essentiel du génome de nos pommes, poires, prunes ayant été « importé » d’Asie ou d’Asie Centrale par les vagues successives d’envahisseurs, les promenades de conquérants ou les courants commerciaux immémoriaux. 

Il faut même attendre l’antiquité romaine pour que la cerise, version sélectionnée du merisier sauvage, arrive en Gaule, via l’’talie depuis l’actuelle Turquie, les gaulois ne connaissaient que la merise sauvage. Même histoire pour les griottiers qui n’ont pas le même ancêtre sauvage que les cerises douces mais ont également été transportées par les conquérants romains. 

Et si les croisés médiévaux ramènent du moyen orient diverses variétés de prunes qui sont acclimatées en France, les savoureuses mirabelles et reines claude ne sont introduites qu’au XVIème siècle.

 

En second, il y a longtemps eu deux France des arbres fruitiers. 

D’un côté, nous avons les vergers royaux, aristocratiques et abbatiaux, puis à partir du moyen âge, les vergers de la haute bourgeoisie. Les arbres y sont cultivés dans de grands clos bien protégés, par une main d’oeuvre nombreuse et qualifiée. Les arbres font l’objet de sélections variétales et de soins remarquables et on innove tant sur le plan technique que sur le plan des espèces cultivées. 

Ce sont les vergers de l’abondance et de la diversité et nos conservatoires d’arbres fruitiers ont hérité de cette richesse de castes de privilégiés donnant l’illusion que cette richesse était la richesse de tout un chacun. 

Loin de là, car de l’autre côté, si on excepte quelques régions où se développent assez tôt dès les XVIIème-XVIIIème des vergers commerciaux à destination des grandes villes comme en Ile de France, la plupart des campagnes françaises sont bien misérables en arbres fruitiers. On se borne ici ou là à quelques espèces et variétés de fruits connus localement, les nouveautés fruitières comme les nouveautés légumières inquiétant souvent et peinant à s’installer. 

Et puis dans un monde où la faim est une hantise omniprésente, le fruit est un à côté, une friandise, l’essentiel du travail humain comme l’exploitation des sols étant intégralement consacré à ce qui remplira concrètement les ventres. 

N’oublions pas non plus les contraintes juridiques et sociales. Jusqu’à la révolution française, en pays d’openfield, une grande partie de la moitié nord de la France, excepté la Bretagne et la Normandie, les assolements obligatoires et les mises en commun des jachères rendaient difficile la création d’un verger par un simple paysan. Et un simple paysan n’avait guère de solutions non plus pour protéger un arbre fruitier dans un champs lui appartenant quand, lors des périodes de vaines pâtures, celui ci se trouvait aisément livré à la faim de ruminants mal nourris faute de vrais prés et faute de foins ? Les arbres fruitiers étaient donc relégués autour des habitations ou dans les jardins potagers bien clos où ils étaient en concurrence avec des cultures vivrières complètement indispensables.

Au XIXème siècle, les choses changent progressivement, les cultures fruitières à vocation commerciale se développent pour une clientèle croissante d’urbains, et le chemin de fer dope l’évolution démocratisant le fruit en en abaissant les coûts. Les ouvriers, les domestiques, les nourrices partis travailler temporairement dans les grandes villes reviennent dans leurs campagnes avec des goûts nouveaux qu’ils importent, la diversité fruitière en fait partie.

 

Revenons à la famille d’Etienne et d’Alexandrine, que dit le bilan financier sur la consommation des fruits ? :

 

100 kg de pommes : De quelles pommes s’agissait-il ? Sans doute pas de la Golden Delicious, la pomme la plus courante des étals français aujourd’hui, c’est une hybride accidentelle américaine du début XXème, sans doute pas une Gala, c’est une création néo-zélandaise des années 1930, sans doute pas une Granny Smith, c’est aussi une hybride accidentelle australienne de la fin du XIXème, sans doute pas une Pink Lady, création australienne des années 1980… 

Certes les variétés anciennes de pommes ne manquaient pas en France, c’était même un des fruits les plus anciens et les plus communs, la pomme étant un des rares fruits pouvant se conserver plusieurs mois, on la stockait précieusement. Il y en avait des hâtives qui murissent en été et souvent se conservent très peu, des tardives qui murissent fin octobre et qu’on peut garder jusqu’en mars, des acides, des douces, des dures, des tendres. 

Etienne et Alexandrine avaient-ils plusieurs pommiers ? On en sait rien ce qui ne permet pas d’estimer le rendement d’un arbre. En outre, on sait par le bilan financier que les cochons recevaient des fruits tombés ou abimés.

 

30 kg de poires : Dans la plupart des campagnes du XIXème siècle, les poiriers de paysans sont encore rares et les variétés locales sont rustiques et pas forcément très goûtées au point qu’on les consommait souvent cuites ou séchées et écrasées. Ces dans les vergers bourgeois et aristocratiques que des variétés raffinées de poires ont été sélectionnées à partir du XVIIème siècle, l’âge d’or de la sélection des poiriers dont on consomme les fruits aujourd’hui se situant au XIXème siècle. De là, les « nouvelles poires » juteuses, parfumées, fondantes et sucrées sont cultivées commercialement, et les ouvriers des grandes villes en connaitront le goût bien avant les paysans des campagnes.

 

25 kg de pêches : Il s’agit probablement de la pêche de vigne très acidulée que l’on trouvait traditionnellement, mêlée au ceps de vigne dans toutes les régions viticoles de Bourgogne. Elle se reproduit sans difficulté par semis de noyau et est très résistante aux maladies, notamment à la ravageuse cloque du pêcher. Sa durée de conservation est cependant aussi réduite que celle de toutes les pêches et elle est actuellement plutôt utilisée en dessert, confitures ou conserves pour ceux qui en possèdent encore dans leur jardin car son acidité fait qu’il faut s’accrocher pour en manger nature même qu’on on a pas d’addiction au sucré. Elle n’est pas commercialisée et ne serait sans doute pas commercialisable vu son goût. 

 

10 kg de cerises : Hormis les griottes, les cerisiers n’étaient pas très communs dans les campagnes bourguignonnes avant le XXème siècle. Seigneley n’étant pas très éloigné du sud de l’Ile de France, d’autres variétés de cerisiers y étaient peut être accessibles ? 

En tous cas, le chiffre de 10 kg est étonnant d’autant qu’il n’y a pas trace de vente de cerises dans le bilan financier. Ou le cerisier familial est jeune, ou il est vieux, ou il est famélique ou il s’agit ce qui est probable d’un franc de semis plus ou moins proche du merisier qui donne des fruits doux, assez bons, mais ridiculement petits en comparaison de ce que nous appelons aujourd’hui une cerise.

 

20 kg de raisins : Pas grand chose à en dire, Etienne et ses fils cultivent une petite vigne et sont prélevés un peu de fruits en frais à l’époque de la récolte. 

 

10 kg de groseilles, framboises, cassis : 

Arbuste initialement des montagnes d’Europe ou des régions à climat continental, le groseillier ne semble pas connu en France avant le XIIème siècle où sa présence est attestée en Lorraine. Il se diffuse progressivement à la fin du moyen âge et sous la Renaissance car les élites européennes l’apprécient en confitures traditionnellement au miel puis au sucre. Mais rappelons à quel point dans un monde où le sucre est un rare produit de luxe, la confiture est plus chère et moins accessible qu’un caviar aujourd’hui. Cela ne change qu’au cours du XIXème siècle.

Le framboisier est un arbuste d’origine européenne qui semble avoir été assez commun même si les framboises du passé était plutôt petites, fragiles, souvent moins sucrées et non remontantes. Les grosses framboises actuelles résultent aussi de sélections qui débutées à la Renaissance dans les jardins des riches et des puissants, se sont poursuivies plus démocratiquement au XIXème et XXème siècle. Une petite framboise acidulée dite « rosé de Bourgogne » était autrefois assez commune dans les jardins paysans d’une partie de la Bourgogne mais elle ne correspondrait sans doute plus aux goûts actuels.

Originaire des régions froides d’Europe, le cassissier est quasi ignoré jusqu’à la Renaissance où sa culture commence à se répandre doucement. Son usage était essentiellement médicinal mais on fait parfois macérer des fruits ou feuilles de cassis dans du vin ou dans un alcool, ce qui est un peu l’ancêtre de la liqueur de cassis. Ensuite, les gens riches, qui pouvaient s’acheter du sucre, l’ont associé dans des confitures de fruits rouges dont il relevait la saveur et cet usage s’est popularisé avec la démocratisation du sucre.

 

Si on fait le total des fruits, en 1860, la famille en consommait 195 kg par an, ce qui fait 24 kg par personne, ces 24 kg étant globalement regroupés sur une assez courte période de l’année, à l’exception de la pomme qui pouvait être conservée plusieurs mois ou de fruits séchés que l’on pouvait garder pour l’hiver, voir confire avec le sucre acheté même si rien n’est dit à ce sujet.

En 2018, grâce au commerce international et aux progrès technologiques permettant les longues conservations sans dégradations, un français a consommé en moyenne 38 kg de fruits frais par an, répartis sur toute l’année avec une diversité des genres totalement inconnue à notre famille paysanne.

Laurent Lauger, la récolte des betteraves

Laurent Lauger, la récolte des betteraves

Le sucre

J’ai coutume de dire que l’explosion inouïe de consommation de sucre et de produits sucrés depuis 2 siècles est le plus grand bouleversement  alimentaire humain depuis le néolithique et il est paradoxal que les spécialistes de la nutrition s’intéressent si peu aux conséquences en terme de santé et encore cet intérêt n’a guère plus d’une vingtaine d’années. 

Longtemps beaucoup plus cher que le miel qui a toujours été lui même assez cher, le sucre voit son prix baisser rapidement au cours du XIXème, grâce notamment au sucre de betteraves, mais également grâce à la mondialisation et à l’extension des surfaces cultivées en canne à sucre. 

Alexandrine achète son sucre 1,60 fr le kg, 0,20 à 0,30 fr de plus qu’à Paris à la même époque. Or en 1850, le tarif du Répertoire Général de la pharmacie pratique qui énumère les tarifs généraux des produits considérés alors comme pharmaceutiques (entre autres), un miel commun coûte 1,60 fr le kg, un miel du Gâtinais 3,60 fr le kg, un miel de Narbonne 8 fr le kg. A Strasbourg en 1860, le miel s’affiche à 2,60 fr le kg.

Cependant dans une famille paysanne nombreuse et modeste acheter 39 kg de sucre pour un dépense totale de 62,40 fr ce n’est pas rien. C’est un peu le seul luxe alimentaire de cette famille. 

On sait qu’Alexandrine cuisine des galettes desserts et des tartes pour lesquelles sont réservés 52 kg de farine de blé. Une partie non négligeable de cette farine était cependant utilisée dans des flans aux légumes qui amélioraient l’ordinaire, notamment les flans aux épinards ou aux poireaux. 

Les tartes sucrées semblent avoir été moins communes et réservées à des jours de fêtes. Il est donc certain qu’une fraction du sucre était utilisée pour sucrer les fruits les plus acides dans des préparations desserts diverses. Un total de 39 kg de sucre, cela fait 4,875 kg par personne, ce qui est assez proche des 6 kg à 6,5 kg estimés par les historiens comme consommation moyenne annuelle du français de 1860. 

C’est une énorme mutation si on se réfère au chiffre de 1800, 1 kg/an/ français, mais loin des 35 kg que consomme actuellement en moyenne un français sous quelque forme que ce soit (gâteaux, sodas, friandises, yaourts…).

 

Le vin :

On sait qu’Etienne et ses fils produisent un peu plus de 400 litres de vin dans la petite vigne familiale. Cela fait un peu plus d’un litre par jour, ce qui n’est pas excessif en considérant que les consommateurs réguliers devaient être Etienne et ses 2 fils ainés, peut-être la fille ainée. On sait que le vin n’est consommé qu’au repas du soir, et toujours coupé d’eau. Il est possible que les enfants aient eu le droit de « rosir » leur eau avec un peu de vin occasionnellement comme cela se faisait dans les pays de vigne. S’agissant d’Alexandrine, on peut supposer qu’elle n’en consommait pas régulièrement, ayant été enceinte ou allaitante une partie de sa vie d’épouse et la sagesse populaire proscrivait en principe le vin aux femmes dans ces états. 

La seule autre boisson est l’eau du puits et vu la bonne santé de tout le monde, elle semble de bonne qualité ce qui est loin d’être évident à l’époque.

Rappelons que les jus de fruits n’existent pas puisqu’on ne sait pas empêcher la fermentation alcoolique rapide des sucres qu’ils contiennent. Et bien sûr, les sodas, qui ont été inventés fin du XVIIIème siècle par M. Schweppe, restent des boissons limitése à une clientèle aisée vivant dans des grandes villes.

Enseigne publicitaire parisienne, fin XIXème, musée Carnavalet

Enseigne publicitaire parisienne, fin XIXème, musée Carnavalet

Les grands absents :

Le poisson : la famille déclare ne jamais en consommer. Il n’est pas étonnant que le poisson de mer n’arrive pas jusqu’à la petite ville de l’Yonne ou qu’il y soit trop rare, trop cher ou trop exotique pour une modeste table paysanne, mais le Serein qui coule dans la commune et les cours d’eau et plans d’eau des communes avoisinantes ont visiblement une pêche réservée et confidentielle.

 

Les escargots sont absents alors que l’on est dans une région qui en était riche et que les corvées de ramassage d’escargots étaient usuels après une pluie printanière ou estivale. Les enfants en étaient chargés, il s’agissait de protéger les cultures de leurs ravages. 

Deux explications possibles qui se complètent : loin des recettes raffinées au beurre des tables aisées, les gens pauvres ou modestes font cuire les escargots dans leur coquille sur la braise. C’est alors un met de pauvres, souvent méprisé.

Soit Etienne et Alexandrine s’abstiennent d’en mentionner la consommation aux enquêteurs car ce serait une marque de pauvreté, soit ils n’en consomment réellement pas car ils ont suffisamment à manger pour ne pas consommer ce plat de pauvres. 

Au début du XXème siècle, en Bourgogne, les escargots ramassés lors des corvées étaient ramenés dans les ornières des chemins près des habitations et écrasés sous les roues ferrées des charrettes. Cela permettait de régaler les poules.

 

Le poivre ne figure pas dans le bilan financier et semble inconnu de la famille comme d’autres épices qui, au XIXème, font une toute timide apparition sur les tables ouvrières dans les grandes villes notamment clou de girofle, noix de muscade, cannelle. 

Pourtant en 1860, un grand nombre de familles ouvrières ou paysannes de France achètent déjà du poivre, au moins de petites quantités. 

 

La moutarde est également absente. Voilà un produit régulièrement présenté un condiment traditionnel français remontant au moins au moyen âge, voir à l’antiquité et qui aurait été omniprésent dans la cuisine française. Et les nombreux moutardiers artisanaux auraient fabriqué allègrement de la moutarde dans de nombreuses régions françaises. 

Et bien oui, on connait de très vieilles corporations de moutardiers, soigneusement réglementées et bien décrites, mais le produit qu’ils fabriquaient était cher et ne s’adressait qu’à l’aristocratie et à la haute bourgeoisie. Le peuple, c’est à dire quasi tout le monde, n’en connaissait pas le goût. 

Maurice Grey, le moutardier de Dijon qui mécanise la production au milieu du XIXème siècle ne suffit pas à démocratiser le produit qui ne devient courant sur les tables populaires françaises qu’après la 2ème guerre mondiale. Les ouvriers et paysans anglais, hollandais ou allemands semblent déjà avoir accès au condiment dès la fin du XIXème siècle mais les inventaires précis des produits alimentaires des monographies françaises des ouvriers et paysans des « Ouvriers des deux mondes » n’en livrent trace.

 

La tomate dont il se consomme actuellement plus de 33 kg par français et par an sous une forme fraiche ou transformée, fait partie des grands absents de la table d’Etienne et Alexandrine. Rien d’étonnant, comme la pomme de terre, elle a longtemps suscité des craintes et quand elle était présente dans un jardin, c’était pour l’aspect décoratif des petites boules rouges.

Quand finalement, elle s’impose d’abord dans les villes et dans les foyers aisés, puis dans les foyers modestes, sa culture reste problématique car pour une production durant les mois d’été, il faut parvenir à faire des plants en février-mars. Or la germination puis la survie du jeune plant nécessite une température proche d’une vingtaine de degrés, puis des températures constamment positives pour la croissance. Au mieux, on peut alors espérer des fruits en 4 mois, mais plus souvent en 5 mois si le soleil n’a pas été généreux. 

En conséquence, hors régions méridionales, seuls les maraichers ou les jardiniers de riches propriétaires qui travaillent avec des serres ou sur couches chaudes, dispendieuses en fumier, peuvent parvenir à produire des tomates.

 

On remarque l’absence de chocolat à boire. Il s’agit de chocolat en poudre, fabriqué grâce à une technologie mise au point par le chimiste néerlandais Van Houten en 1830 puis imité. Le produit n’est pas encore arrivé dans toutes les campagnes, et encore moins chez les plus modestes alors que de nombreux ouvriers parisiens en achètent déjà occasionnellement, notamment pour leurs enfants. 

Le chocolat en tablettes, à croquer, vient juste d’être inventé en Angleterre en mélangeant du chocolat en poudre, du beurre de cacao et du sucre et bien sûr, en 1860, il n’est pas encore diffusé.

 

Plus frappant encore l’absence complète de café à une époque où cette boisson est déjà tout à fait courante dans les classes ouvrières des centres urbains. Héritage de la soupe au lait du matin, on le consomme en général coupé de lait, et parfois mélangé de chicorée pour diminuer les dépenses et le plus souvent comme dans l’ancienne soupe au lait, on y trempe son pain.

Le café restera absent d’une grande partie des campagnes françaises jusqu’à la fin du XIXème siècle. Cela en dit long sur le retard des campagnes dans le domaine de la diversification alimentaire.

 

 

Voilà, c’en est fini de cette longue saga en 6 articles sur ce qu’avait pu être la vie quotidienne d’une famille nombreuse de manœuvre-vigneron de l’Yonne en 1860 : une leçon de courage, travail, frugalité à la charnière d’une époque, pour se souvenir du réel, loin du mythe du bon vieux temps… 

Etienne, le travailleur infatigable est décédé à 69 ans en 1872, je n’ai pas trouvé la date du décès de la courageuse et inventive Alexandrine mais elle est décédée avant 1883, date du mariage d’une de ses filles, c’est à dire avant ses 70 ans.

 

 

Source principale : Enquête sous forme de bilan financier parue dans « Les ouvriers des deux mondes », de la Société Internationale des Etudes Pratiques d’Economie Sociale en 1863. Tome 4, monographie n°32, enquête de septembre 1860.

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