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Hbsc Xris Blog - A la poursuite du réel, historique et scientifique, parce que 1984, nous y sommes presque.

Archéologie, Histoire de l'agriculture, de l'élevage, de l'alimentation, des paysages, de la nature. Sols, faunes et flores. Les sciences de la nature contre les pseudos-sciences, contre l'ignorance, contre les croyances, contre les prêcheurs de l’apocalypse.

4. Une famille nombreuse de manœuvre-vigneron de l’Yonne en 1860 : une leçon de courage, travail, frugalité à la charnière d’une époque, pour se souvenir du réel, loin du mythe du bon vieux temps… Les travaux d'Alexandrine, 47 ans, de la fille aînée Nathalie, 21 ans et des 3 enfants de 12, 9 et 7 ans.

 

Rappel : (Lire pour plus de précisions)

http://hbscxris.over-blog.com/2020/04/une-famille-nombreuse-de-manoeuvre-vigneron-de-l-yonne-en-1860-une-lecon-de-courage-travail-frugalite-a-la-charniere-d-une-epoque-po

http://hbscxris.over-blog.com/2020/05/une-famille-nombreuse-de-manoeuvre-vigneron-de-l-yonne-en-1860-une-lecon-de-courage-travail-frugalite-a-la-charniere-d-une-epoque-po

http://hbscxris.over-blog.com/2020/06/une-famille-nombreuse-de-manoeuvre-vigneron-de-l-yonne-en-1860-une-lecon-de-courage-travail-frugalite-a-la-charniere-d-une-epoque-po

 

La famille d’Etienne, Alexandrine et leurs 8 enfants habitait la petite ville de Seignelay, à 13 km au nord d’Auxerre, Seignelay, qui comptait au recensement de 1856, 1546 habitants et était à l’époque administrativement un chef lieu d’un canton de 11 communes.

 

Les deux époux se sont mariés en 1836 alors âgés respectivement de 33 et 23 ans. 

 

Etienne, dit « chef de famille » a 57 ans au moment de l’enquête de 1860, est un tout petit propriétaire qui, avec ses 2 fils ainés, 18 et 14 ans, travaille sa petite vigne dont il est propriétaire et le champs dont il est locataire mais tout trois gagnent essentiellement une partie de l’argent familial en se louant au long de l’année, soit à la journée, soit à la tâche. 

Sa femme, Alexandrine, a alors 47 ans. Outre s’occuper de son foyer, Alexandrine est multi-tâches et s’occupe tant de l’élevage familial, que du potager, du ramassage du bois mort, etc…… Et surtout, elle semble une comptable avisée. 

Etienne et Alexandrine ont perdu leur premier enfant en 1837 à l’âge de 11 mois et ont eu un enfant mort né, mais ils ont 8 autres enfants vivants et décrits en bonne santé à l’époque de l’étude en 1860 ce qui peut être qualifié d’exceptionnel.

A cette date, la fille ainée du couple, Nathalie, alors âgée de 21 ans, vit chez eux, aide sa mère, et ramène également au foyer ses salaires de couturière à domicile chez des gens aisés.

Ils ont 4 autres filles dont Elisa 15 ans qui est placée comme domestique mais selon l’usage verse ses gages à ses parents. 

Les 3 autres sont Eugénie 12 ans, Marie 9 ans et la petite Amélie qui a alors 7 mois. 

Ils ont également 3 garçons, 

Eugène 18 ans, Victor 14 ans qui accompagnent habituellement leur père dans toutes ses tâches et emplois et l’ensemble des salaires reçus est versé au budget familial.

Le dernier, Joseph, est alors âgé de 7 ans.

Tous, selon leurs capacités, contribuent par leur travaux quotidiens à un budget familial particulièrement serré.

Léon Lhermitte, La soupe de l'enfant

Léon Lhermitte, La soupe de l'enfant

Les travaux d’ALEXANDRINE, la mère, 47 ans, Nathalie, 21 ans, la fille ainée, et des 3 enfants de 12, 9 et 7 ans.

 

Bien qu’il indique qu’elle travaille 365 jours/an, l’enquêteur estime la journée de travail d'Alexandrine à 1fr l’une sur 175 jours seulement ! 

Mon Dieu quel machisme… En effet l’enquêteur ne comptabilise que la valeur du travail auquel il est en mesure d’attribuer une valeur monétaire : travail lié à l’élevage, au jardin et au champs, au blanchissage du linge et à la fabrication du pain, au filage du chanvre, au ramassage du bois. Pour le reste, 190 jours par an consacrés à l’entretien du foyer, à la préparation des repas, à la transformation du lait, aux soins des enfants, sont considérés sans valeur monétaire. Bien injuste, tant cette courageuse femme, à l’analyse de l’enquête, semble au coeur de l’amélioration de la condition de sa famille tant pas son travail que par sa gestion rigoureuse des finances et par ses initiatives notamment dans le domaine de l’élevage.

 

Alexandrine assure le soin du ménage dont la préparation des repas ce qui inclut une grosse fournée de 4 ou 5 pains de 5 kg l’un par semaine, près de 25 kg de pâte à malaxer à 55% de farine de seigle et 45% de farine de blé, les 2 farines étant ce qu’on appellerait aujourd’hui complètes, non par goût mais par nécessité. 

On a dans l’inventaire une coûteuse maie de chêne évaluée à 25 fr. Le meuble, qui était une sorte de gros coffre posé à même le sol, servait à la fois à conserver le pain et à malaxer la pâte à pain après l’avoir vidée. J’ignore s’il était placé sur un support quelconque pour le malaxage du pain car malaxer de la pâte en étant pliée en 2 devait être complètement ravageur pour le dos. En tous cas, rien n’indique qu’il se s’agisse d’une maie-pétrin sur pied comme il pouvait parfois en avoir.

Que ceux qui ne connaissent que l’électroménager moderne et ces curieuses machines à pain qui produisent un pain plus éloigné du pain d’autrefois qu’une boulangerie industrielle ne peut le faire, s’essayent au pétrissage du pain à la main… 

En outre, le pain étant de toute évidence fait au levain, cela imposait de conserver de semaine en semaine un levain provenant de la pâte précédente et ce levain devait être entretenu et maintenu dans une marge de température correcte et contrôlé toute la semaine, sans doute matin et soir. Et précisons qu’un pain au levain se fait avec 70% de farine et 30% de levain environ, ce n’était donc pas quelques dizaines de grammes de levain à entretenir hebdomadairement mais plus de 7 kg. 

Pour finir, il faut cuire le pain dans le four familial. 330 bourrées annuelles sont consommées pour le chauffage du four et la cuisson. Une bourrée est une appellation locale d’un fagot de bois. On a bien sûr pas de quantité précise, mais on a une idée claire de la taille d’un fagot des siècles passés. L’almanach royal de 1837 en donne une définition officielle précise dans les tarifications de l’octroi parisien : 1m14 de long et 50 cm de circonférence.

En fait, il correspondait à à peu près au maximum de ce qu’une femme adulte pouvait porter sur son dos en menus branchages sanglés ensemble. Les branchages provenaient de taille des haies et sans aucun doute de la taille des vignes en sec. Et puis bien sûr dans toutes les forêts de cette époque, toutes les branches mortes et tombées étaient soigneusement ramassées pour ce genre d’usage par tous les nécessiteux. En ces temps de misère, on était bien loin du mythe actuel de « laisser faire la nature » en laissant se dégrader les bois morts au nom du culte de la biodiversité. 

On sait que chacun des 3 enfants de 12, 9 et 7 ans consacre la valeur de 35 jours par an au ramassage du bois. Il est peu probable cependant qu’ils étaient en mesure de transporter autre chose que de petites brassées. C’était vraisemblablement Alexandrine qui se déplaçait pour attacher les tas de bois une fois qu’ils avaient été fait et pour les ramener. La famille possède 2 hottes qui sont vraisemblablement des hottes à bois et valent 3 fr l’une.

Bon reconnaissons que pour la confection du pain, l’enquêteur crédite Alexandrine de la valeur de 28 jours de travail à 1 fr l’un, soit environ 6h par semaine. 

Paysanne Lorraine avec une hotte à bois, source Généanet

Paysanne Lorraine avec une hotte à bois, source Généanet

Aidée de sa fille ainée, elle assure également le blanchissage du linge, chacune se voyant créditer de 24 jours annuels consacrés à cette tâche, ce qui ne veut aucunement dire qu’elles faisaient 24 lessives, une grosse lessive pouvant les occuper toutes les 2 voir presque 3 jours entre le prélavage, peut-être à la rivière, la lessive à proprement parler dans le cuveau au domicile, et le battage et rinçage à la rivière. 

Mentionnons que l’on sait dans l’enquête que la rivière se trouve à 2 km du domicile. 

Pas de lessive à un lavoir proche pourrait-on s’étonner ? Et bien non, contrairement à une opinion courante, les nombreux lavoirs préservés de nos campagnes sont des constructions qui ont rarement plus qu’un siècle et demi. 

Les grandes villes ont connu des lieux dédiés au lavage du linge dès le XVIIème siècle sous forme de bateaux-lavoirs installés sur les fleuves mais ils étaient exclusivement urbains. Quelques constructions maçonnées sont connues également dès cette époque, alimentées par l’eau de pluie, des sources ou des ruisseaux mais elles sont rares et concernent plutôt le sud de la France où se sont davantage maintenues des traditions venues de l’Antiquité.

90% des lavoirs qui font partie de notre patrimoine architectural ont été construits après 1851 quand l’Assemblée Législative vote des crédits pour faire construire dans toutes les communes de France des lieux maçonnés dédiés au lavage du linge alimentés en une eau aussi claire et propre que cela est possible. Et encore les grandes campagnes de constructions de lavoirs ruraux datent de la fin du XIXème et du début du XXème (1°). 

La décision est la conséquence du courant hygiéniste qui prend doucement de l’ampleur, un nombre croissant de médecins comprenant qu’il y a une relation évidente entre épidémies et manque d’hygiène. Mais notre enquête sur la famille d’Etienne et d’Alexandrine se situe en 1860, il est donc vraisemblable qu’Alexandrine n’a pas encore accès à un lavoir proche de chez elle car non construit. Elle continue donc à aller à la rivière comme ses ancêtres.

Alexandrine indique faire plusieurs lessives par an, on pourrait supposer qu’elle en fait 12 puisqu’il est mentionné que le second fils consacre 12 jours par an au transport du linge à la rivière. 12 lessives par an, c’est beaucoup pour une famille modeste de 1860, mais c’est possible car Alexandrine semble tenir avec soin son ménage et l’hygiène pourrait avoir joué un rôle majeur dans la bonne santé un exceptionnelle de cette famille au vu l’époque. 

Dans l’inventaire mobilier, on remarque le nécessaire à blanchissage, le cuvier sans doute assez grand vu son prix (15 fr) et son trépied (3 fr) et la chaudière de fonte (5 fr) entre autres. 

Dans « Au bonheur des femmes… » j’ai consacré un article à la lessive au début de la décennie 1940 au moyen de ce qu’on appelait la lessiveuse à champignon, mais la lessive avant « la lessiveuse à champignon » est tellement différente que la prochain article sera spécifiquement consacré à la lessive d’Alexandrine, une lessive en 1860 encore bien proche d’une lessive des siècles passés..

 

Alexandrine s’occupe du petit élevage familial aidée par ses jeunes enfants. Ils a deux vaches, deux moutons, deux porcs, le couple de lapins, 6 poules. Elle les nourrit et on précise qu’elle va chercher de l’herbe, selon l’usage ancien, au bord des chemins, ou en forêt. 

Julien Dupré, Femme avec une brouette

Julien Dupré, Femme avec une brouette

C’est Alexandrine qui a eu l’idée d’acheter une première vache (400 fr) à crédit lors de la seconde année du mariage, puis une 2ème l’année suivante. 

Les vaches sont sans doute assez souvent à l’étable pour plusieurs raisons. La famille n’a pas de pré, et plus on sort les bêtes pour paître dans les chemins, plus on en perd le fumier, à moins de ramasser chaque bouse au fur et à mesure ce qui se faisait parfois avec un seau. Il est donc plus profitable de garder les bêtes à l’étable et de ne les sortir que de façon limitée, en général une demie journée seulement en été, et au maximum 2h en hiver si le temps le permet. Conduire les vaches et les moutons brouter dans les chemins est le travail des enfants de 12, 9 et 7 ans qui se voient créditer pour chacun de 200 jours par an consacrés à cette tâche. Il est peu probable que les 3 enfants s’y soient consacrés tous les jours tous les 3, sans doute y avait-il une des 2 filles plus âgées avec le jeune garçon de 7 ans pour son apprentissage à la conduite des bêtes ou la fille de 12 ans ou celle de 9 ans toute seule. Rappelons l’histoire de cette fillette (Article au bonheur des femmes…) qui durant la 2ème guerre mondiale emmenait paître et gardait aux champs 11 vaches, toute seule à 8 ans. L’herbe broutée au bord des chemins par les 2 vaches est estimée à 2000 kg.

 

Dans l’article sur l’exploitation du champs de 75 ares, il a été indiqué que 700 kg de trèfle récolté était destiné aux vaches. Les vaches recevaient également 1200 kg de trèfle reçu par le père et les deux fils ainés en paiement en nature de travaux. Le trèfle ayant comme toutes les fabacées une valeur nutritive supérieure aux graminées, il n’était bien sûr pas donné seul. 

Sont aussi mentionnés 900 kg de branches de vignes récoltées, il s’agit bien sûr de branches résultant de la taille des vigne, qui à l’époque est partout soigneusement ramenée au jour le jour pour nourrir les bêtes. On pouvait également effeuiller la vigne un peu avant la vendange pour accélérer le murissement des raisins et bien sûr les feuilles étaient également ramassées pour nourrir les animaux.

A cela s’ajoute 1000 kg d’herbe récoltées à la serpe. La famille en possède 4, au prix de 1fr l’une. L’herbe est dite récoltée dans les bois, plus sûrement pour nettoyer les espaces de plantation de jeunes arbres puisqu’on est dans une zone d’exploitation forestière. Les 3 enfants de 12, 9 et 7 ans sont chacun des 3 crédités de 38 jours annuels consacrés au ramassage de l’herbe. Alexandrine est également créditée de 21 jours de travail consacré à la récolte de l’herbe et au ramassage du bois mort, sans que l’on sache la part respective de chacune des tâches. Il est probable qu’elle se chargeait davantage du transport que du ramassage si l’on se réfère à ce qui se faisait dans les campagnes françaises il y a encore une cinquantaine d’années. L’herbe semble ramenée de préférence dans un hotteau à herbe qui est mentionné, valeur 1,5 fr, mais sans doute aussi à la brouette qui vaut 5 fr, et qui est sans doute utilisée lorsque le chemin est carrossable.

Les brouettes d’agriculteur ou de jardinier de l’époque n’ont rien à voir avec les brouettes creuses en métal léger dite parfois brouettes de maçons d’aujourd’hui. 

Il s’agit de brouettes entièrement en bois y compris la roue simplement cerclée de fer, comprenant un long plateau se terminant par un dossier fixe en avant de la roue, et pouvant être complétées par 2 parois amovibles sur les 2 côtés. Sans les parois amovibles le plateau permettait de bien étaler de l’herbe en perpendiculaire du plateau, donc débordant de chaque côté. Et on pouvait de la sorte monter une hauteur d’herbe assez conséquente sur le plateau. L’herbe était ensuite solidement sanglée avec une corde passée dans les montants vers la roue et attachée aux 2 bras de la brouette. Je m’en souviens bien, j’ai aidé ma grand-mère à monter et sangler de telles brouettes étant jeunes quand nous allions à « l’herbe aux lapins » au bord des chemins.

Les manuels de l’époque évoquent à peu près 12 kg de foin bien sec ou près de 80 kg d’herbe fraiche (l’herbe fraiche, c’est 80% d’eau), soit 2 brouettes bien tassées et serrées avec la corde pour une vache adulte intégralement à l’étable sur 24h. 

Les vaches recevaient également un apport en son, sans doute en hiver, 54 kg étant mentionnés et il est précisé que les fruits gâtés, sans doute pommes et poires leur sont données, sans précision de quantité.

 

Qui dit vaches et lait, dit veaux. Les vaches ont une lactation d’un peu plus d’un an après la naissance d’un veau. Elle peut se prolonger davantage mais la lactation diminue en volume donc la rentabilité baisse rapidement. On fait donc réinséminer aujourd’hui, mais à l’époque, on emmène au taureau, ce qui se payait au propriétaire du taureau, nul ne pouvant se permettre de conserver un taureau sans en tirer profit. A l’issue d’une gestation de 9 mois, la vache remet bas. En principe, pendant une longue période de la gestation, la lactation précédente se poursuit mais il faut l’interrompre quand on se rapproche du terme pour ne pas épuiser le veau à naître.

Avec 2 vaches, Alexandrine avait la possibilité d’avoir toujours du lait en les emmenant au taureau alternativement.

Pour conserver le lait, les veaux étaient vendus assez rapidement et constituaient un petit apport financier. La comptabilité familiale indique un veau annuel vendu 20 fr.

Alexandrine trait les vaches qui fournissent lait, beurre et fromage familial. La présence dans l’inventaire de 2 grandes jarres à lait (1,75 fr l’une), d’une baratte de bois (3 fr) et de moules à fromages (1 fr l’un) attestent de cette activité domestique. 

La baratte la plus commune était un tonneau haut mais de faible diamètre, dans le couvercle duquel passait le long manche d’une sorte de piston plat et troué d’un diamètre légèrement inférieur au tonneau pour pouvoir glisser parfaitement sur toute la hauteur. On y mettait de la crème soigneusement recueillie en surface du lait et on actionnait longuement, parfois très longuement le piston par un mouvement de haut en bas et bas en haut, qui brassait la crème jusqu’à ce que le beurre « prenne ». En fait si la crème n’est pas à une température entre 10° et 15°, on s’éreinte et il est très difficile de faire un bon beurre. 

Faire 1 kg de beurre requiert la crème d’une bonne vingtaine de litres de lait. Il fallait ensuite malaxer et laver le beurre. 

Reste un petit lait clair très apprécié dans certaines régions fermenté ou non. 

Alexandrine fait 50 kg de beurre par an pour la consommation familiale ce qui implique qu’environ 1000 litres des 1450 litres de lait consommés annuellement par la famille ont été écrémés. Un surplus de 360 litres de lait est vendu annuellement rapportant 36 fr au budget familial. 

Alexandrine fait également 50 kg de fromage annuel pour la consommation familiale. En l’absence de précisions, on est sans doute sur des fromages frais nécessitant 2 à 3 litres de lait pour un kg de fromage, soit au minimum 100 litres supplémentaires.

On serait sur un total d’un peu plus de 1900 litres de lait pour les 2 vaches, soit 950 litres par vache/an. 

Vu du 21ème siècle, c’est vraiment une toute petite production, puisque les chiffres actuels oscillent entre 6000 et 9000 litres par vache durant les 320 à 350 jours de lactation annuelle. Mais il est vrai que des sélections rigoureuses sont passées par là et une vache laitière de 2020, hormis l’espèce, n’a pas grand chose en commun avec une vache laitière de paysan pauvre de 1860. 

L’alimentation animale est désormais optimisée et les ruminants, bovins, ovins, caprins ne sont plus des machines à défricher, raser les chaumes et nettoyer le bord des chemins, mangeant des fourrages de piètres qualités. 

Et point important, les bêtes font l’objet d’un suivi sanitaire qui n’existait pas du tout autrefois. L’état de santé des animaux élevés est quelque chose d’important pour la productivité de l’élevage qu’il s’agisse de lait, de viande ou d’’oeufs. Actuellement il n’est quasiment plus personne, sauf des poignées d’historiens qui aient conscience du fait que les élevages du passé étaient ordinairement dans un aussi piètre état de santé que l’était les humains. Et les archives historiques abondent autant en narrations des épidémies humaines qu’en narrations des épidémies qui frappent les animaux d’élevage et par voie de conséquence entrainent disettes et famines pour les humains.

Julien Dupré, La vache blanche

Julien Dupré, La vache blanche

Deux agneaux sont achetés à 3 fr l’un chaque printemps et revendus quelques mois plus tard, après avoir été engraissés, 35 fr l’un. Seule leur laine est gardée pour garnir les matelas pour une valeur de 12 fr annuel. Le fourrage pour les nourrir est évalué à plus d’une tonne entre les 300 kg de trèfle du champs, les 250 kg d’herbe ramassée et surtout pâture le long des chemins évaluée à 500 kg d’herbe broutée. 

Jean François Millet, La tondeuse de moutons

Jean François Millet, La tondeuse de moutons

Deux jeunes porcs sont achetés en février et tués à Noël. Ils fournissent 80 kg de viandes et charcuteries familiales, 10 kg de lard et saindoux auquel s’ajoutent 60 kg de viande vendues à 1 fr le kg. Cela nous fait un poids moyen en carcasse par porc de 75 kg, soit un peu moins de 100 kg en vif, car « dans le cochon tout est bon ». Disons que pour 10 mois d’élevage, c’est assez correct pour l’époque. Aujourd’hui bien sûr, sélection et optimisation de l’alimentation sont passés par là et les porcs sont plus rapidement plus lourds, 110-120 kg en vif à 6 mois. La nourriture des porcs d’Alexandrine exige plus d’une tonne de pommes de terre, soit près de 3,5 kg par porc et par jour, cuites forcément car crues, elles ne sont pas digestes. Ce n’est pas beaucoup en ration quotidienne, y a t-il ramassage de glands par les enfants puisqu’on est dans une commune assez forestière et riche en chênes ? C’est possible mais cela reste une pure hypothèse. Heureusement s’y ajoute une estimation de 500 kg d’herbe ramassée, une soixantaine de kg de son et tout ce qu’il est possible en déchets ménagers et fruits gâtés. Rappelons que le porc est un omnivore qui ingurgite de tout, y compris viande si on lui on donne et il broie remarquablement les os. Au temps où ils étaient emmenés paître dans les bois ou au bord des champs plus ou moins surveillés, il est arrivé qu’ils dévorent de très jeunes enfants déposés en bordure de champs par leurs mères y travaillant. Ce n’est pas une légende, il existe des écrits des siècles passés à ce sujet y compris des procès contre les porcs coupables, la justice d’ancien régime pouvant juger un animal.

 

Le couple de lapins produit 24 lapins par an, dont 12 seulement sont consommés familialement à l’occasion de repas qualifiés de « fêtes ». Leurs peaux revendues à 0,30 fr l’une, et 12 sont vendus entre 6 et 8 mois à 1,50 fr l’un, le tout rapporte 21,6 fr à la famille. Leur nourriture est évaluée à 500 kg d’herbe ramassée et de végétaux divers/an ce qui parait cohérent. 

Les granulés n’ont pas encore été inventés bien sûr, je me souviens de ma stupeur début des années 1970 lorsque j’en ai vu pour la première fois. Pour avoir été à l’herbe aux lapins au bord des chemins, avec ma grand mère autrefois, je me souviens qu’en fourrage frais, le lapin est un peu délicat à nourrir car beaucoup de plantes inoffensives pour d’autres bêtes, lui sont toxiques. Il faut donc trier ce que l’on coupe. Après dessiccation du fourrage, c’est à dire en foin, c’est différent…. Aller à l’herbe fraîche aux lapins était donc très enrichissant sur le plan botanique.

 

Les 6 poules produisent près de 500 oeufs par an, enfin plutôt dans les plus ou moins 6 mois de l’année où les poules pondent, c’est à dire à peu près de début avril à début octobre, leur ponte étant réglée par la température et la durée du jour. Les autres 6 mois, les pontes ne sont pas totalement inexistantes mais rares. Les élevages chauffés et éclairés artificiellement ont fait oublier complètement cette réalité à la plupart des gens dans la 2ème moitié du XXème siècle. Il n’y a rien de prévu pour l’alimentation des poules si ce n’est un peu de grain « récupéré », on est visiblement dans l’ancien système où les poules laissées sont en liberté la journée et glanent ce qu’elles peuvent ici et là.

Alexandrine doit laisser couver une ou deux poules pour renouvellement de son petit élevage et cela lui permet également une petite vente de 8 poulets annuels à 1,25 fr l’un.

Il est notable que rien ne soit mentionné pour la nourriture des volailles si ce n’est une phrase sibylline évoquant des débris divers trouvés dans l’étable et le fumier. Ce n’est pas vraiment étonnant vu l’époque ou hors élevages commerciaux à destination des villes déjà rationalisés, la volaille erre largement à la recherche de sa pitance. 

Dans les campagnes des années 1960 et 1970, encore, du moins dans celles restées véritablement rurales, on ne donnait aux poules qu’une poignée de son ou de grains le soir pour les appeler quand elles rentraient. Elles étaient en principe laissées libres au cours de la matinée, après les quelques heures habituelles de ponte qui suivent le lever du soleil et glanaient toute la journée sur les tas de fumier qu’elles débarrassaient de leurs vers et dans les chemins où elles régulaient insectes, limaces et escargots. Il est d’ailleurs vraisemblable qu’elles étaient de redoutables régulatrices des tiques, un poule pouvant en consommer jusqu’à 300 par jour dans des lieux infestés selon les études d’une vétérinaire du sud de la France. Les seules limites à la libre pâture des poules concernaient l’époque des récoltes, avec des usages locaux pour l’enfermement temporaire et bien sûr le jardin potager. 

Quand on ramassait des limaces au jardin, il était coutume de les garder pour les donner aux poules. En l’absence de chiens, les poules pouvaient même gratter jusqu’au moindre déchet sur des os. Il pouvait être également usuel de garder les tripes d’un animal tué et dépecé pour les enterrer dans un endroit où les poules n’avaient pas accès, souvent sous une couche de fumier. En quelques semaines, la putréfaction générait quantités de vers qui étaient ensuite offerts aux poules.

Un tel élevage en liberté a été rendu totalement impossible dans toutes les campagnes françaises du fait de la pullulation depuis une trentaine d’années des ravageurs tueurs de volailles que sont renards, fouines, belettes… Mais autrefois contrairement aux contes qu’on nous raconte aujourd’hui sur les bienfaits de la biodiversité, ces animaux étaient très rares car farouchement éliminés soit par la chasse soit par le piégeage. 

Edouard Debat Ponsan, Petite fille nourrissant les poules

Edouard Debat Ponsan, Petite fille nourrissant les poules

Pour finir, Alexandrine consacre ses soirées d’hiver au filage du chanvre pour un temps équivalent à 38 journées de travail annuel. 36 kg de chanvre sont reçus en paiement en nature d’une partie des travaux de moisson et de battage de grains effectués par Etienne et ses 2 fils ainés. Rouissage, c’est à dire macération des tiges pour les assouplir, teillage ou épluchage des fibres autour de la tige et sérançage ou cardage avec des peignes de pointes de fer appelés sérans était confié à 2 artisans payé 18 fr l’ensemble des travaux. 

Ces travaux étaient souvent sous traités car le rouissage en mare ou en ruisseau polluait l’eau et empuantissait les abords à tel point qu’il était souvent interdit de rouissir à moins de 200 ou 300 mètres des habitations, Outre le fait d’être pénible, le sérançage dégageait énormément de poussière et était particulièrement malsain pour les artisans qui s’en chargeaient. 

En retranchant les chutes qui en résultent, Alexandrine tire ensuite des écheveaux de fibres 32 kg de fil de chanvre pour une valeur estimée à 38 fr.

Les 32 kg de fil sont ensuite remis à un artisan qui en tire 64m de toile et est payé 32 fr pour son travail. On ignore la largeur, mais en en l’absence de précision, il s’agit sans doute d’une largeur correspondante à l’aune de Paris, soir 1m20 mais sans certitude. 

Il n’est pas fait état de teintures des toiles, celles ci devaient donc être plus ou moins écru-beige. Les 2 artisans ayant travaillé sur le chanvre ont donc reçu au total 50 fr mais la toile aurait valu 78 fr si elle avait été intégralement achetée.

Sur les 64 mètres de toile, 51 mètres sont ensuite utilisés pour la renouvellement des draps et 13 mètres pour le renouvellement des chemises. Il s’agit intégralement du travail de la fille ainée qui consacre 60 jours par an à la confection et à la réparation des vêtements de sa famille.

 

La fille ainée, Nathalie, qui a 21 ans, travaille essentiellement à la journée comme couturière à domicile chez des gens de la localité ou des alentours. Elle travaille ainsi 156 jours par an à l’extérieur du foyer, à 0,60 fr la journée, ramenant 93,60 fr annuel au budget familial. Lors de ses « journées » suivant le terme autrefois consacré pour tout ceux qui louaient à la journée leurs services à autrui, elle est, selon l’usage, nourrie les 3 repas journaliers pour une valeur de 0,30 fr soit 46,80 fr annuel. Une bouche de moins à nourrir à la table familial est en ce temps quelque chose qui compte.

Les 209 jours où elle n’est pas engagée à l’extérieure, Nathalie assiste sa mère pour la lessive ainsi que dans tous les aspects du ménage et de la préparation des repas.

Seule loisir de Nathalie, l’entretien de quelques oiseaux de compagnie pour lesquels sa famille lui consent une dépense de 5,20 fr.

 

Les auteurs ne connaissent à Alexandrine ni loisirs, ni sorties hormis celles qui ont pour but les multiples travaux qui rythment sa vie.

Il est cependant mentionné qu’elle se repose parfois assise devant sa porte, le soir quand elle a achevé toute ses tâches.

 

Pour conclure, on a déjà évoqué les tâches de 3 enfants de 12, 9, et 7 ans, dans la conduite des bêtes à paître le long des chemins, dans le ramassage de l’herbe et celui du bois mort, mentionnons encore qu’ils sont engagés 15 jours par an en vendange pour le compte d’autres et rapportent à ce titre au total 6,75 fr au budget familial tout en permettant une économie de 4,50 fr pour les 15 jours où ils sont nourris à l’extérieur.

Le seul loisir des enfants est la promenade à la fête patronale du village le 1er juillet. On sait par ailleurs qu’à la date de l’enquête, aucun des 3 n’est scolarisé.

 

Note : Des documents d'archives indiquent qu'un lavoir communal existait à Seignelay, route de Beaumont au nord ouest de la localité avant 1854, mais en 1854, ce lavoir est en très mauvais état et un impôt exceptionnel est voté par le conseil municipal pour sa reconstruction. C'est en 1876 que le conseil municipal alloue un budget à la couverture du lavoir.

 

A SUIVRE : 

-La lessive d’Alexandrine ou le long processus d’une lessive au XIXème siècle avant la lessiveuse à champignon

-L’alimentation de la famille : manger local, un exemple de quasi autarcie alimentaire, faut-il en rêver ?

Jules Bastien Lepage, Pauvre Fauvette

Jules Bastien Lepage, Pauvre Fauvette

A SUIVRE : 

-La lessive d’Alexandrine ou le long processus d’une lessive au XIXème siècle avant la lessiveuse à champignon

-L’alimentation de la famille : manger local, un exemple de quasi autarcie alimentaire, faut-il en rêver ?

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