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Hbsc Xris Blog - A la poursuite du réel, historique et scientifique, parce que 1984, nous y sommes presque.

Archéologie, Histoire de l'agriculture, de l'élevage, de l'alimentation, des paysages, de la nature. Sols, faunes et flores. Les sciences de la nature contre les pseudos-sciences, contre l'ignorance, contre les croyances, contre les prêcheurs de l’apocalypse.

1. Une famille nombreuse de manœuvre-vigneron de l’Yonne en 1860 : une leçon de courage, travail, frugalité à la charnière d’une époque, pour se souvenir du réel, loin du mythe du bon vieux temps…

Carte topographique de Seignelay, milieu XIXème. Source : remonterletemps.ign.fr

Carte topographique de Seignelay, milieu XIXème. Source : remonterletemps.ign.fr

Sous le titre « Les ouvriers des deux mondes », la Société Internationale des Etudes Pratiques d’Economie Sociale publie à partir de 1857 et jusqu’en 1928 une longue série de monographies ouvrières et paysannes résultant d’enquêtes effectuées dans différentes régions de France, d’Europe ou du monde et dans différents milieux professionnels. Les monographies s’attachent à dépeindre à la fois l’histoire familiale, les activités professionnelles, les budgets familiaux, l’alimentation. 

Pour les passionnés d’histoire, c’est une mine d’information, même si chaque monographie est une sorte « d’arrêt sur image » en un lieu donné, pour une catégorie socio-professionnelle spécifique et à une époque précise et il faut se garder des généralisations hâtives.

Les monographies sont assez longues, 40 à 50 pages, comportant une partie textuelle permettant de préciser l’histoire et le contexte familial, puis s’égrènent des série de tableaux très détaillés comprenant des inventaires précis des possessions familiales, le détail de la valeur des journées de travail monétairement et en nature que les tâches soient effectuées pour le compte d’autrui comme pour leur propre compte, le détail des récoltes et produits de l’élevage, le détail des consommations. Aussi précis soient ces tableaux qui sont de véritables bilans comptables, ils peuvent paraitre rébarbatifs et parfois obscurs, notamment pour des historiens ou non historiens qui ne sont pas familiers de la vie quotidienne et des techniques, il y a un siècle ou deux. C’est peut-être la raison pour laquelle les monographies des « Ouvriers des deux mondes » ne sont guère connues aujourd’hui, dans le grand public, en dépit de leur richesse.

 

Descendant par une branche familiale, d’une très modeste famille de piocheurs de vigne des arrières côtes du Beaunois, j’ai remarqué il y a déjà assez longtemps, une monographie de septembre 1860 portant  également sur la très modeste famille d’un manoeuvre-vigneron de l’Yonne. Ces gens m’avaient touché.

Je m’étais promis d’y revenir et d’étudier davantage cette monographie car cette famille est le reflet d’une époque, 2ème moitié du XIXème, où grâce au progrès agricole, industriel et médical, les classes plus humbles de la paysannerie sortent doucement de la misère noire et des hécatombes meurtrières des siècles passés. Le vécu de la famille apporte presque une note d’optimisme, enfin, si l’on prend soin de se garder de toute comparaison avec notre époque…

Et j’ai choisi d’en faire un résumé aujourd’hui pour donner à les découvrir en esquissant leur quotidien.

 

Les monographies des « Ouvriers des deux mondes » ont systématiquement préservé l’anonymat des familles étudiées. 

En général, sauf grande ville, le nom de la localité où ils demeurent n’est pas mentionné, le lieu est juste situé par des indications géographiques. Et les noms et prénoms des membres de la famille sont modifiés.

J’ai choisi de nommer la localité de résidence de cette famille, tant elle ait aisée à trouver en se penchant sur une carte.

J’ai par contre choisi de garder les prénoms d’emprunts donnés par les enquêteurs et le rédacteur de la monographie pour respecter l’anonymat voulu il y a plus de 150 ans. 

Cela étant, un peu interloquée par la bonne santé de cette famille et sa faible mortalité infantile, j’ai choisi d’aller en vérifier l’existence. C’est juste l’affaire de quelques heures pour un généalogiste amateur un peu expérimenté. Les enquêteurs des « Ouvriers des deux mondes » n’ont pas inventé cette famille, je l’ai retrouvée, exactement… Et j’ai même tenté d’aller un peu plus loin pour savoir si les uns et les autres avaient vécu au delà de l’enquête…

 

La famille d’Etienne et Alexandrine, le couple sujet de cette monographie, habitait la petite ville de Seignelay, à 13 km au nord d’Auxerre, Seignelay, qui compte au recensement de 1856, 1546 habitants et est à l’époque administrativement un chef lieu d’un canton de 11 communes.

 

La localité de Seignelay est surtout connue parce qu’en 1657, le célèbre Colbert, contrôleur général des finances puis secrétaire d’Etat de la maison du roi Louis XIV en acquiert la baronnie. A partir de 1661, il y installe une manufacture de serge (1°) de laine, façon Londres. On y fait des draps et des toiles. Elle sera complétée ultérieurement par une manufacture de serge de soie. Plusieurs bâtiments sont successivement construits et un bief de 1350 mètres, avec écluses, alimente les moulins de l’ensemble industriel. Jusqu’à 700 personnes auraient été employées dans l’ensemble des manufactures. 

En 1667, Claude Bouchu intendant de Bourgogne tient informé Colbert du bon travail des Bourguignons. Il précise « les tous petits enfants s’y occupent». On appréciera...

La manufacture, qui a cessé d’être rentable, est fermée pendant la révolution.

 

En 1860, la contrée est décrite comme prospère et saine. Le rédacteur s’étonne du nombre de vieillards et des octogénaires et nonagénaires encore actifs dans les champs, un Okinawa français ignoré ?

Sur un territoire de 1346 ha, 557 sont en labour, 185 en vignes, 51 en pré, 481 en bois et taillis, notamment de chênes. Ce dernier chiffre est élevé pour l’époque au vu de la moyenne française puisque c’est 1/3 du territoire communal. Cela a peut-être quelque chose à voir avec Colbert qui, par des réglementations, tenta de « sauver » la forêt française en perdition, tant en superficie, qu’en état des forêts.

La localité compte 2 huileries, 2 tuileries, 2 moulins à blé et 1 moulin à foulon mus par la force hydraulique.

Les principales productions agricoles sont des céréales, du vin, du chanvre, des pommes de terre. Il existe une exploitation forestière.

 

On note une grande propriété de 343 ha, essentiellement forestière, mais les 2/3 de la population hommes et femmes, propriétaires d’un bien immeuble, possèdent moins d’un hectare. Tous ne sont pas forcément agriculteurs exploitants ou manoeuvres dans l’agriculture puisque sur 325 chefs de famille (et oui, on compte ainsi à l’époque, grrrr…), 67 travaillent dans les industries de la construction (maçons, couvreurs…..chaudronniers…), 29 travaillent dans les industries alimentaires (meuniers, bouchers…..cafetiers…), 22 dans les industries du vêtement (blanchisseurs, sabotiers….tailleurs), 11 dans les industries du transport (charrons, maréchaux…..voituriers).

Il en reste 48 qui sont agriculteurs-propriétaires-exploitants de leur bien et ne semblent pas louer leurs services ailleurs et 102 qui sont soit sans propriété soit petits propriétaires exploitants manquant de terres, les uns et les autres louant leurs services comme manoeuvres sur les terres d’autrui.

Etienne, chef de famille (re-grrr…), de 57 ans au moment de l’enquête, est un tout petit propriétaire qui, avec ses 2 fils ainés, 18 et 14 ans, travaille sa petite vigne dont il est propriétaire et le champs dont il est locataire mais tout trois gagnent essentiellement une partie de l’argent familial en se louant au long de l’année, soit à la journée, soit à la tâche. 

Sa femme, Alexandrine, a alors 47 ans et s’occupe du foyer, aidée en partie de sa fille ainée, 21 ans, mais celle-ci ramène aussi au foyer ses revenus de couturière à domicile chez des gens aisés. Outre le foyer, Alexandrine est multi-tâches et s’occupe tant de l’élevage familial, que du potager, du ramassage du bois mort, etc…… Et surtout, elle semble une comptable avisée. Je reviendrais sur les tâches de tous, de 7 à 57 ans, indispensables au budget familial.

 

Les deux époux se sont mariés en 1836 alors âgés respectivement de 33 et 23 ans. Dans l’acte de mariage, Etienne est dit vigneron, fils de vigneron. Alexandrine, domestique quand elle rencontre Etienne, est la fille d’un cultivateur désargenté d’une commune proche.

 

Un premier enfant Eugène, né l’année suivante décède à 11 mois.  Ils ont eu également un enfant mort né à une date qui n’est pas connue car il ne figure par sur les archives de l’Etat-Civil, ni en naissance, ni en décès, les pratiques et critères pour enregistrer ou non les morts nés variant alors considérablement selon les communes.

 

Ils ont eu la chance remarquable d’avoir une progéniture nombreuse puisqu’ils ont 8 enfants vivants et décrits en bonne santé à l’époque de l’étude en 1860 ce qui peut être qualifié d’exceptionnel (2°). 

A cette date, leur fille ainée, Nathalie, alors âgée de 21 ans, vit chez eux. Nathalie ne se mariera jamais et décédera à l’âge de 53 ans en 1895, elle est alors dite cultivatrice.

 

Ils ont 4 autres filles.

Elisa 15 ans est placée comme domestique. Elle mange et loge chez ses employeurs mais remet, selon l’usage de l’époque, ses gages à ses parents qui cependant pourvoient à son habillement et à l’entretien de ses vêtements. J’ignore son destin, je ne l’ai pas retrouvé.

Les 3 autres sont Eugénie 12 ans, Marie 9 ans et la petite Amélie qui a alors 7 mois. J’ignore également ce que sont devenues Eugénie et Marie, elles ne figurent pas dans les tables de mariage ou de décès des deux décennies suivantes, elles ont donc du atteindre l’âge adulte et peut-être se marier en dehors de la commune. J’ai cependant retrouvé la petite Amélie qui se marie à l’âge de 23 ans dans la localité. 

 

Ils ont également 3 garçons, 

Eugène 18 ans dont on retrouve trace lors de son mariage à 30 ans, il est alors dit vigneron, 

Victor 14 ans, dont on retrouve trace lors de son mariage à 22 ans avec la fille d’un charretier, il est dit cultivateur.

A la date de l’enquête, les 2 fils ainés accompagnent habituellement leur père dans toutes ses tâches et emplois et l’ensemble des salaires reçus est versé au budget familial.

Le dernier, Joseph, est alors âgé de 7 ans et on retrouve sa trace lors de son mariage à 26 ans avec une cuisinière, il est dit jardinier.

 

On peut remarquer que la petite Amélie est née alors que sa mère avait déjà 47 ans, et cela peut peut-être surprendre des gens qui ne sont pas généalogistes amateurs, mais cela n’a rien d’extraordinaire dans les siècles passés, du moins en dehors des classes riches. 

Les femmes, à partir de leur mariage et jusqu’à leur ménopause complète, c’est à dire souvent aux alentours de la cinquantaine, ont en moyenne, un enfant tous les 2 ans à 3 ans, ce qui correspond au temps d’une grossesse suivi d’un allaitement qui est en principe d’un an, parfois plus. 

S’agissant d’Alexandrine, jusqu’à l’âge de 39 ans, ses grossesses sont plus rapprochées que la moyenne. Cela arrive parfois chez certaines femmes parce qu’en dépit de l’allaitement, elles redeviennent fécondes. Il se peut cependant que l’allaitement ait pu être écourté à 6 mois, ou devenir partiel, d’autant que la famille bénéficiait du lait des vaches familiales. 

Des techniques contraceptives diverses sont connues depuis la plus haute Antiquité, mais réprimées par l’église, elles n’étaient guère connues en dehors de cercles restreints. A partir du début du XIXème siècle, des méthodes de contraception (3°) se sont progressivement diffusées à partir des classes les plus aisées vers les plus modestes, et à partir des villes vers les campagnes. Certaines régions ont plus longtemps résisté que d’autres, essentiellement pour des raisons religieuses, comme la Bretagne.

A noter également que les femmes des classes laborieuses travaillaient quasi normalement jusqu’à leur accouchement et que sauf problème particulier, elles reprenaient une activité normale ou presque normale quelques jours après leur accouchement. La grossesse ne ralentissait guère leur activité.

 

Etienne mesure 1m70, ce qui est jugé grand pour son époque. Il est de bonne constitution et n’a souffert que d’une fracture accidentelle des côtes, quelques années auparavant, qui l’a immobilisé quelques mois. Il est cependant devenu sourd sans explication à ce sujet.

Alexandrine est également de bonne constitution mais mentionne qu’elle a souffert de « fièvres » les 2 premières années de son mariage dont elle précise que cela n’a pas interrompu son travail. A l’époque de l’enquête, ses yeux la font souffrir et elle se soulage en les rinçant à l’eau claire. 

Les visites chez le médecin sont rares et Alexandrine use de tisanes et de cataplasmes artisanaux pour la plupart des maux familiaux. 

Il est mentionné qu’il n’y a pas dans la commune de société d’assurance mutuelle, donc rien qui aiderait les plus modestes contrairement à une grande ville. 

Les enfants sont décrits comme grands et en bonne santé et ils ont eu la chance d’échapper à la plupart des maladies infantiles. 

On mentionne que tous ont reçu la vaccine, c’est à dire l’inoculation d’un virus dit de « la variole de la vache », une forme proche mais affaiblie de la variole humaine, et qui protège de cette dernière (4°). 

Alexandrine précise veiller à ce que les enfants ne souffrent jamais du froid et de l’humidité et baigne régulièrement les plus jeunes. Même s’il y a indéniablement un facteur génétique important, probablement aussi un facteur chance, les soins d’Alexandrine contribuent sans aucun doute à la bonne santé familiale.

On remarque que si la prestation du médecin se paye 1 fr, celle de la sage-femme qui assiste Alexandrine lors de ses accouchements se paye 6 fr; Maintenant, vu tous les enfants nés vivants d’Alexandrine, c’était peut-être justifié. Profitons en pour signaler l’apport méconnu de deux grandes sages-femmes du début XIXème à l’obstétrique moderne : Marie-Louise Lachapelle et Marie Boivin.

 

Etienne et Alexandrine sont tous les deux illettrés, ce qui est encore assez commun dans beaucoup de campagnes de nombreuses régions. Alexandrine semble cependant savoir compter puisqu’elle assure une saine gestion des finances du ménage et que le couple est parvenu à suffisamment économiser depuis son mariage pour devenir propriétaire de leur logis.

 

Selon leurs déclarations, leurs enfants ont acquis un rudiment d’instruction dans les deux écoles communales religieuses, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles. 

Rappelons qu’à cette époque, l’instruction n’est ni obligatoire, ni gratuite. La fréquentation scolaire est donc très aléatoire, en fonction des saisons, de la météo, des travaux des champs. Si l’instruction primaire s’entend en général entre 7 et 12 ans, les familles modestes, qui se donnent la peine de donner une instruction à leurs enfants ne les envoient guère plus de 2 ou 3 ans à l’école. 

On remarque que le budget familial annuel ne fait mention que de l’instruction des 2 ainés des garçons qui vont au cours du soir, payés 15 fr annuel. Le jeune Joseph, à 7 ans, n’a pas encore entamé une scolarité, la jeune Eugénie de 12 ans a cessé l’école, mais force est de constater que la petite Amélie de 9 ans n’est visiblement plus scolarisée non plus. 

Il est vrai que le travail de ces 3 enfants est bien conséquent, et on en a besoin pour vivre. 

Autre remarque, dans une grande ville comme Paris, en 1860, leur très modeste niveau social leur octroierait le bénéfice d’une subvention municipale annuelle permettant à tous les enfants une instruction gratuite, fournitures comprises.

On y reviendra ultérieurement, mais pour une échelle des prix ci dessous mentionnés, la journée de travail d’Etienne est évaluée à 1,50 fr et celle d’Alexandrine à 1 fr

 

Les deux époux et leurs enfants logent dans 2 petites maisons jointives dont ils ont acquis la propriété, situées dans une cour commune au fond d’une impasse dans laquelle ils ont également un petit bâtiment avec grenier servant de cellier et de bûcher, ainsi qu’une petite étable sans grenier couverte de chaume, le long de laquelle a été bâti un abri de bois pour les porcs (acquis 90 fr l’ensemble). L’entrée du jardin potager de 7 ares (acquis 280 fr) est situé près de l’étable et il est clos de treillage de bois.

La famille possède également une vigne de 25 ares (valeur 1050 fr) contenant des arbres fruitiers. La vigne est un héritage reçu par Etienne. 

Une grande partie du mobilier est également héritage familial. A l’époque, meubles et vaisselle sont des biens précieux qui se transmettent.

 

Les deux maisons sont petites, en murs de pierre, couvertes en tuiles et chaumes, mais comprennent chacune un rez de chaussée et un grenier (valeur d’acquisition 2130 fr). 

 

La première maison se divise en une pièce principale de 13m2 éclairée par une croisée qui est la pièce à vivre de la maison et où dorment les parents et une petite chambre. 

La pièce principale, dans laquelle on entre directement, comprend une cheminée à grand foyer où se fait la cuisine, il n’y a pas de poêle ou poêle-cuisinière dans l’inventaire matériel en dépit d’une diffusion grandissante à l’époque de cet élément de confort. 

Il est vrai que la commune est exceptionnellement riche en forêt et que les habitants bénéficient d’un droit ancestral de ramassage du bois mort. Alexandrine et les 3 enfants de 12, 9 et 7 ans y consacrent, tous ensemble, une cinquantaine de jours par an. 

En outre, 2 jours par an uniquement, à l’entrée dans l’hiver, les habitants sont autorisés à aller en forêt déterrer les souches des arbres sciés. Ce droit d’arrachage des souches connait une limite car nul ne peut arracher que ce qui lui est ensuite possible de ramener à dos d’homme ou de mulet. C’est assez courant à l’époque dans des régions forestières. Les grands propriétaires et les plus courageux des gens des campagnes y trouvant un avantage réciproque. 

C’est une des lourdes tâches annuelles d’Etienne et de ses deux fils ainés. On imagine les deux jours acharnés d’arrachage des 3 hommes et au vu des journées accumulées par les 3 pour le transport, il fallait un nombre conséquent de jours pour ramener tout le bois. J’ignore les distances. Cela étant les bois ainsi récupérés, grâce aux efforts familiaux, représentent presque les 2/3 du budget bois de la famille.

Privilège, la pièce principale comprend également un four de 60 cm de large et 1 mètre de profondeur qui est inséré dans un des murs en une construction faisant saillie à l’extérieur, Alexandrine y cuit le pain familial une fois par semaine et profite de la chaleur pour d’autres cuissons. Une pierre d’évier est scellée dans le mur près de la porte d’entrée. Y a t-il une évacuation intérieure dans un seau en dessous, ou en extérieur, on ne sait pas. En tous cas, en principe, les eaux ménagères de l’époque ne sont pas jetées mais vont dans la pâtée des cochons. 

On va chercher l’eau au puit qui est situé dans la cour et qui est commun à plusieurs familles. L’eau n’y est pas très profonde : 6 mètres, quid des infiltrations dans une cour où il y a plusieurs familles, du bétail, du fumier ? Certes, la bonne santé familiale plaide pour une qualité satisfaisante de l’eau consommée.

A côté de la pièce principale se trouve la chambre plus basse de plafond, de 8m2 seulement, qui est éclairée par une lucarne. Deux lits y hébergent les 3 garçons. Cette première maison comprend une cave basse de plafond à laquelle on accède par un escalier depuis le cellier du petit bâtiment annexe cité plus haut. La valeur de cette première maison est estimée à 1430 fr. Achetée à crédit au cours de leur 2ème année de mariage, elle est intégralement payée à la date de l’enquête.

 

La seconde maison est constituée d’une grand pièce principale d’environ 12m2 comprenant un conduit de cheminée et 2 croisées. Les filles du couple y logent. Mais il est possible qu’il y ait également une petite pièce sans feu, non mentionnée dans l’inventaire, qui soit la chambre particulière de la fille ainée dont le mobilier est inventorié ailleurs, à moins que la grande chambre des filles connaisse une séparation artisanale peut-être au moyen des rideaux de mousseline signalés ? 

Cette maison est possédée depuis peu par le couple qui doit encore rembourser 400 fr sur les 700 fr du prix d’achat. L’emprunt est à 5% d’intérêt annuel.

Les trois pièces de deux maisons sont carrelées et les murs blanchis à la chaux. Les trois greniers, 1 sur chacune des 2 maisons et 1 sur l’étable, servent au stockage des fourrages et des récoltes.

L’enquêteur estime la valeur totale des biens immobiliers (bâtis et terres) possédés à 3550 fr.

 

Les mobiliers sont simples mais corrects, lit de bois double ou simples (10 à 30 fr) et matelas de laine (30 fr) pour les parents et les deux ainés, lits doubles de sangles tendues entre une armature de bois (20 fr l’un) pour les plus jeunes et paillasses (5 fr). 

Les matelas de laine sont faits grâce à la laine de leurs 2 moutons. 

Les traversins et oreillers sont remplis de pailles sauf pour les parents qui possèdent 2 oreillers en plume d’oie. Il est un peu étonnant qu’on ait pas d’oreillers en plumes de poules, puisqu’il ont des poules et même s’ils ne semblent consommer que des oeufs et vendre quelques jeunes poules, ils devaient bien manger exceptionnellement des poules âgées en fin de ponte. 

Les couvertures sont en laine ou en coton, et les couvre-lits sont fait de fragments de vieux vêtements assemblés. 

Total des lits, matelas, oreillers, couvertures : 211 fr. 

La famille est fière d’annoncer qu’ils possèdent 20 paires de draps de toile pour 240 fr.

 

Outre du menu mobilier et bien sûr le lit des parents déjà cité, la pièce principale comprend 2 armoires pour tout ranger (45 fr l’une), une horloge bahut pas commune à l’époque dans un ménage modeste (60 fr) une maie de chêne qui sert à stocker le pain mais aussi à pétrir les farines mêlées de blé et seigle chaque semaine, une table (8 fr) et 6 chaises ( à 2 fr l’une) seulement. Soit l’on mange à tour de rôle ce qui arrive souvent à l’époque faute de place ou de vaisselle, soit les escabeaux mentionnés servent de sièges, soit les 2 chaises en paille mentionnée dans la chambre de la fille aînée sont régulièrement déplacées.

 

Le nécessaire pour la cheminée est présent : chenets, soufflet, pinces, pelles, réchaud… (16 fr le tout) de même que la grande marmite en fonte (3,5 fr) ainsi qu’une cocotte de fer, une poêle et une bouilloire (2,5 fr), plusieurs poêlons et terrine en terre (3 fr l’un).  

Le réchaud, dit de tôle, est probablement un petit modèle très sommaire avec un petit foyer à braises surmonté d’une grille de cuisson pour poser des récipients. Il permet d’économiser le bois, car infiniment plus performant qu’une cheminée et évite d’allumer celle ci à la belle saison. Il pouvait se poser dans la cheminée mais était assez léger pour être mis sur une table où il pouvait également maintenir le plat au chaud. 

Outre quelques plats pour divers usages et 1 outil à écraser les pommes de terre, il y a 10 assiettes, 8 cuillères et 8 fourchettes, mais seulement 5 couteaux, 2 verres, 4 tasses, 2 timbales de plomb. 

A cela s’ajoute des bouteilles de verre, les indispensables seaux de bois (2 fr l’un) et les 3 chandeliers (1 fr l’un) et une lanterne (1,5 fr), il faut vraisemblablement entendre « lampe à huile » puisqu’on trouve une consommation d’huile à brûler.

 

Ne sont énumérés que les vêtements d’Etienne et d’Alexandrine et ceux de leur fils ainé et de leurs deux filles ainées. Les vêtements des autres enfants étant fait de récupérations et rapiècements sont considérés de peu de valeur.

Parents et ainés possèdent l’habituel « vêtement du dimanche » toujours si bien distingué dans les inventaires du passé et qui fait l’objet d’un grand soin pour le conserver longtemps. 

Le linge de corps, entendons simplement « culottes » de femmes ou d’hommes n’est pas détaillé, on sait seulement qu’il est confectionné à la maison à partir de toiles de grosse facture. 

Le maillot de corps bien français « Marcel » est juste en cours d’invention sous la forme d’une chemise de laine sans manche et sans bouton plébiscitée par les « forts » des nouvelles Halles de Paris, encore en cours de construction en 1860. Le maillot de corps, on dira longtemps « tricot de corps » ne connait de diffusion véritable qu’à partir de la fin du XIXème grâce à la bonneterie de Marcel Eisenberg de Roanne qui progressivement le fabrique en série et en coton. Il devient alors en partie un sous vêtement bien qu’il ne figure pas encore dans le paquetage du soldat de 14-18. Quand au tee-shirt, il arrive officiellement avec les GI de la 2ème guerre mondiale mais prudence, car il existe bien avant la 2ème guerre des chemises de travail d’été de confection artisanale, à manches courtes et sans boutons, qui ressemblent assez au tee-shirt. J’ai même trouvé deux photos d’ouvriers sidérurgistes du Creusot datées de 1885 portant chemise sans manches ressemblant à un Marcel et chemise à manches, soit mi courtes, soit très courtes, ressemblant à un tee-shirt, alors quid ?

Pour la petite histoire, signalons que jusque début XXème, voir jusqu’à la 2ème guerre, de la même manière que les culottes d’homme sont fendues sur le devant pour uriner aisément, les culottes de femme sont fendues dans l’entre-jambe, permettant aux femmes d’uriner debout où bon leur semble (enfin presque), en se positionnant juste pour ne pas mouiller leurs jupes, robes et sabots. 

Pour les vêtements de travail, on ne possède qu’un ou deux changes, guère plus, même si rien ne leur manque. 

Font exception les longues « chemises » de grosse toile (3,00 fr l’une) qui engrangent sueurs, boues et poussières à une époque où on ne se lave que sommairement et rarement plus que le visage ou les mains. Elles sont nombreuses à l’époque dans tous les inventaires, sauf extrême pauvreté. Etienne et son fils ainé en ont 16 chacun, Alexandrine et sa fille ainée en ont 20 chacune. Ce n’est finalement guère énorme si l’on songe que l’on ne fait alors que plus plus ou moins une dizaine de « grosses » lessives par an.

Le budget annuel d’amortissement des vêtements est intéressant. Si l’habit du dimanche (un haut à 40 fr) d’Etienne est prévu pour durer 20 ans, pantalon (20,00 fr) et chapeau du dimanche (10 fr) doivent durer 5 ans, les bottes (10 fr) se gardent 3 ans. Alexandrine est plus gâtée, sa robe de deuil de laine noire (21 fr) ne doit durer que 10 ans, sa robe usuelle du dimanche (5,25 fr) 2 ans, ses souliers (6 fr la paire) 2 ans. Pantalons (6 fr le pantalon de velours d’hivers, 3,50 le pantalon de toile d’été) pour les hommes, robes d’indienne pour l’été (4,20 fr), camisoles de travail (2,40 fr) se portant sur la chemise pour les femmes, soumis à rudes épreuves dans le travail quotidien sont renouvelés tous les ans ou tous les 2 ans, une fraction seulement des chemises étant renouvelé, en moyenne 2 pour chaque adulte. Vu l’usure rapide de mes propres vêtements de petite agricultrice, je me dis que ces gens étaient bien soigneux ou avaient des vêtements dans des toiles d’une sacrée solidité. Enfin, il est vrai que des vêtements rarement lavés s’usent beaucoup moins.

Notons l’inventaire soigneux des mouchoirs, à l’époque, c’est quelque chose de très utile, pas seulement pour se moucher et jugé de « valeur », chaque membre adulte de la famille en possède 3 (0,60 fr l’un) renouvelé par 2/3 chaque année.

Les hommes « consomment » 2 à 3 paires de sabots (0,60 fr la paire) par an, les femmes une ou 2, rien d’étonnant encore une fois vu le travail et les déplacements, tout se faisant à pied. Pour mémoire un sabotier artisanal du XIXème siècle en fabrique 5 à 10 paires par jour, selon les essences de bois plus ou moins tendres et les outils ou techniques locales.  

Tous ont des chaussons pour l’intérieur, de « lisières » (1,25 fr la paire) sauf Alexandrine. La lisière était un tissu provenant des découpages des bordures de pièces de drap après le tissage. Alexandrine possède 2 paires de chaussons de laine foulée (1,50 fr la paire), comprenons en feutre, un tissu de laine bien chaud obtenu par un long frottage sur une surface plane de brins de laines soigneusement disposés, qu’on mouillait d’eau chaude, de savon, d’argile et parfois d’autres produits, les recettes varient considérablement. C’est l’origine des pantoufles qu’on appellera au XXème siècle « charentaises » mais qui sont fabriquées dans la région d’Angoulême dès la fin du XVIIème. Lorsqu’on ne faisait pas de travaux trop salissant, les chaussons étaient parfois portés dans les sabots pour tenir les pieds au chaud ce qui évitait le désagrément de la « bourre » de paille habituellement utilisée. Les membres de la famille consomment une ou deux paires de chaussons par an, il est possible que les vieux chaussons aient connu cet usage.

 

A suivre : les travaux quotidiens des membres de la famille.

Notes :

(1°) La serge est une toile dont il est quasi impossible de donner une définition unique. 

Il s’agit en fait d’un mode particulier de tissage très serré dans lequel les fils de trame horizontaux, aussi appelés lisses ne sont pas entrecroisés systématiquement avec les fils de chaîne verticaux, aussi appelés marches. Par séries de fils de trames, il y a des décalages dans l’entrecroisement dont la subtilité et la régularité varie selon les modes de fabrication. Ce mode particulier de tissage donne l'apparence de motifs obliques.

Si le mot serge vient probablement d’une racine grecque signifiant « fait de soie », au moyen âge et à l’époque moderne, les serges sont majoritairement en laine, et il y en a des grossières comme des fines. On a également des serges de lin et même des serges de chanvre.  Il existait également un production de serge de soie uniquement à destination d’une société très aisée. Si dès le XIVème siècle, on fabrique en Europe des serges de coton, à l’origine mêlé de laine ou de lin, ils ne deviennent courant qu’à partir du XVIIIème. 

A noter que les filatures génoises envoient dès la fin du moyen âge dans les ports anglais une de ces serges de coton et lin ou laine mêlées et qu’elles sont notées comme « Jean » (venant de Gênes) mais dès le XVIIème siècle, on les fabrique dans les filatures de la région de Manchester. On connait également au XVIIème siècle, une serge de Nîmes (denim), qui produit de solides serges de laine et soie. Mais ces « denim » sont également fabriqués à Manchester dès le XVIIIème. Et dès la fin du XVIIIème, l’industrie textile nord américaine produit ses propres « jean » et « denim » en serge de coton. Alors où Lévi-Strauss avait-il réellement acheté ses toiles ?

 

 

(2°) Comprendre ces mortalités d’enfants dans les temps passés impose quelques rappels :

Le taux de mortalité infantile, qui indique le nombre de décès d’enfants de moins de 1 an pour 1000 naissances vivantes, est dans les années 1870 d’environ 150-180 pour 1000 en Angleterre comme en France. 

C’est un progrès par rapport aux XVIIème-XVIIIème siècle, où l’on oscille dans les 300 pour 1000.

Le taux de mortalité infantile est actuellement en France de 3,5 pour 1000.

 

Au delà de 1 an, la mortalité restait très forte chez les enfants. La variolisation puis la vaccination contre la variole fin XVIIIème puis XIXème ont permis une baisse conséquente des taux de mortalité dans toutes les classes d’âge. 

Au XVIIIème siècle en France, dans les plus mauvaises années; le taux de mortalité est de 200 pour 1000 pour la tranche de 1 à 5 ans, ce qui signifie qu’au XVIIIème siècle, en rajoutant la mortalité des enfants de moins de 1 an, 1 enfant né vivant sur 2 meurt avant son 5ème anniversaire.  Dans les meilleures années, c’est un peu mieux, 1 enfant né vivant sur 2 meurt avant son 10ème anniversaire, ce qui fait quelques années de misère gagnées…

A contrario, fin XIXème, en France, le taux de mortalité des 1 à 5 ans étant tombé à 100 pour 1000, il n’y a plus qu’un enfant sur 4 qui meurt avant son 5ème anniversaire.

Le taux de mortalité des enfants de 1 à 5 ans a reculé à 20 pour 1000 entre les 2 guerres mondiales. Il est actuellement de 0,25 pour 1000.

Cela signifie concrètement qu’entre mortalité infantile et mortalité des 1 à 5 ans, actuellement dans notre pays, 1 enfant sur 266 (environ) meurt avant son 5ème anniversaire, on mesure le progrès accompli. Maintenant pour les familles éprouvées, cela reste évidemment de trop et on le comprend parfaitement.

 

Précisons que le taux de mortalité infantile ne compte pas les morts nés qui sont évalués au XIXème siècle français entre 30 et 80 pour 1000 naissances vivantes, selon les lieux, avec de grandes disparités, les villes ayant les taux les plus élevés, mais ce sont les lieux où ont pu exister, parfois, des comptabilités. Ces chiffres sont cependant sujet à caution pour de multiples raisons, religieuses par exemple, certains enfants morts nés ayant pu être déclarés vivants pour des questions de sépulture, d’autres ayant pu naitre vivant mais avoir été « aidés » à mourir en raison de leur état d’infirmité évidente, notamment dans les villes. On remarque d’ailleurs que dans le cas d’Etienne et Alexandrine, leur enfant mort né est introuvable dans les tables d’Etat-Civil. Sans le passage d’un enquêteur en 1860, il n’existe pas. Cela en dit long sur la façon dont on compte ou ne compte pas à certaines époques et sur la difficulté d’établir à postériori des comparaisons fiables.

Le taux actuel en France est de 9 morts nés pour 1000 naissances vivantes et il existe une définition médicale précise de ce qu’est un enfant mort né.

 

(3°) Au XIXème siècle, la méthode la plus connue semble être le retrait masculin dit « coïtus interromptus », mais il existe de nombreuses autres recettes, comme celles d’éponges vaginales, faites de laine ou d’autres tissus, imbibés ou non d’un produit supposé ou réellement spermicide, et qui était enfoncé au fond du vagin, au niveau du col de l’utérus. Des condoms masculins en tissus également enduits de produits sont parfois cités. Les condoms de boyaux animaux ou de vessies de poissons sont connus bien antérieurement à l’invention du préservatif en caoutchouc qui a vu le jour grâce au procédé de vulcanisation inventé par Charles Goodyear, au milieu du XIXème. Bien sûr, on ne jetait pas, on nettoyait, enfin parfois… et on réutilisait. La méthode Ogino n’apparait pas avant 1930.

 

(4°) La diffusion de la vaccination en France au XIXème siècle https://www.persee.fr/doc/abpo_0399-0826_1979_num_86_2_2981

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