Archéologie, Histoire de l'agriculture, de l'élevage, de l'alimentation, des paysages, de la nature. Sols, faunes et flores. Les sciences de la nature contre les pseudos-sciences, contre l'ignorance, contre les croyances, contre les prêcheurs de l’apocalypse.
24 Septembre 2019
Soyons clair, l’eau de Tatin ou de M. Tatin, selon les recettes, n’a rien à voir avec la tarte ratée de Mmes les soeurs Tatin et j’ignore si tous ces Tatin étaient apparentés.
Fin du XVIIIème et début du XIXème siècle, l’arboriculture fruitière, jusque là apanage des grands domaines seigneuriaux et abbatiaux, connait une immense expansion. Si le mouvement est plus lent dans les campagnes, où on est en principe habitué à une gamme limitée de fruits locaux disponibles très brièvement dans la saison estivale, les progrès des transports et la densité des zones urbaines permettent la mise en place de vergers de grandes productions avec des choix de variétés à maturité échelonnée pour alimenter les villes.
Des communes, des régions même se spécialisent et parviennent à fournir les citadins avec une abondance inconnue jusque là et avec des prix qui baissent progressivement au cours du siècle. Certains lieux se font même une spécialité de « forcer » les fruits pour fournir dès le printemps, raisins, pêches, melons…. On fait même pousser des ananas en serre.
Il va de soi que les prix de ces fruits « forcés » sont faramineux mais les riches bourgeoisies et aristocraties des villes se les arrachent.
La création, à Paris dès la fin du XVIIIème, d’un marché de gros aux fruits, est révélatrice de cette évolution.
Rien n’est simple pour autant, car comme les maraichers, les arboriculteurs fruitiers ne gagnent leur vie correctement qu’au prix d’un travail harassant et d’une lutte permanente contre une nature qui n’a rien de bienveillante.
Les arboriculteurs étant confrontés à de nombreuses maladies comme à un grand nombre d’insectes ravageurs qui compromettent les récoltes, ces derniers rivalisent d’imagination pour inventer des solutions pour protéger leurs arbres et leurs fruits.
Différents manuels d’horticulture ou d’arboriculture de la première moitié du XIXème siècle évoquent un liquide nommé « eau de Tatin » ou « eau de M. Tatin ».
Ce liquide semble efficace contre divers insectes, pucerons, araignées… mais est plus spécialement conseillé contre deux insectes appelés « tigres ». Il s’agit d’un type de petites punaises appelés tingis, vraisemblablement des tingidae (acalypta marginata ? tingis punctata ?) au XIXème siècle.
L’une s’attaque aux fruits qu’elle pique et troue, les rendant impropres à la consommation, l’autre ravage le feuillage en le grignotant affaiblissant l’arbre.
La recette de l'eau de M. Tatin :
Mettre 1,5 kg de fleur de soufre dans un pochon de toile bien ficelée et le plonger dans 30 litres d’eau que l’on porte à ébullition pendant 20 mn dans un chaudron.
On verse alors la préparation dans un tonneau dans lequel ont été mélangés au préalable 1,5 kg de savon de potasse, 1 kg de champignons écrasés et 30 litres d’eau.
Le mélange doit dégager une odeur infecte et il est conseillé de le préparer à l’avance afin que l’odeur empire encore et qu’il soit plus efficace.
Il s’emploie de 2 manières :
-soit sur les arbres sans feuilles hors de la saison végétative en passant branches et tronc au pinceau avec le liquide,
-soit sur les arbres avec feuilles lors de la saison végétative en le pulvérisant à l’aide d’une pompe et au moyen d’un tuyau coiffé d’une pompe d’arrosoir aux trous très fins, l’ancêtre du pulvérisateur en quelque sorte.
Précisions sur les produits :
La fleur de soufre est du soufre vendu au XIXème siècle dans certains commerces des villes sous forme de poudre, contrairement au souffre en canon qui se vendait sous forme de bâton. On sait à l’époque parfaitement extraire industriellement le soufre soit par fusion, soit par distillation de différents substrats notamment volcaniques qui en contiennent en abondance.
Il est ensuite raffiné par chauffage dans une chaudière, et selon le temps de chauffage, on recueille soit la fleur de souffre soit le souffre liquide qui est moulé en bâtons.
Il existe dans les sociétés du passé des savons durs faits à partir d’un corps gras et de soude et des savons mous, faits également à partir de corps gras et de potasse. Des parfums peuvent y être ajoutés mais uniquement pour un usage de luxe.
Dès le XVIIIème siècle, la soude et la potasse qui sont disponibles dans les grandes villes proviennent de procédés industriels. Néanmoins les recettes anciennes qui subsistent dans les campagnes jusqu’au début du XXème siècle méritent un petit rappel :
La soude est traditionnellement obtenue par combustion de plantes des rivages marins et des prés salés, chargés en sodium. On obtient alors des cendres qui sont un carbonate de sodium. Pour faire la soude, on « lave » ces cendres de leur partie carbonate à l’eau claire avec des systèmes de tamisage.
La potasse est traditionnellement obtenue par combustion de bois. Les cendres sont un carbonate de potassium et sont également lavées à l’eau claire pour éliminer le carbonate et garder la potasse. Dans les campagnes, les cendres étaient soigneusement gardées pour être mêlées à une matière grasse de sorte à faire la lessive maison.
Les corps gras étaient selon les régions d’origine végétale (huiles diverses) ou animale.
Le vrai savon de Marseille se faisait avec de l’huile d’olive et de la soude.
J’ignore tout sur la nature des champignons écrasés. Dans les recettes, il est dit que n’importe quel champignon comestible ou vénéneux peut-être utilisé.
Autre recette :
Une alternative est mentionnée comprenant toujours 3 kg de savon de potasse, 500 gr de fleur de soufre et 18 litres d’eau hydrogénée pour les chanceux qui sont à proximité d’une usine à gaz et peuvent s’en procurer à bas prix.
L’éclairage au gaz de houille, qui empeste et se révélera très toxique, se développe doucement dans les grandes villes d’Europe dans les premières décennies du XIXème siècle et il est fabriqué dans des usines où on distille la houille.
Utilisation :
L’eau de Tatin semble avoir été utilisée dans les serres pour les cultures d’agrumes et dans les vergers en espaliers plantés le long des murs à fruits, qui fournissaient des fruits d’avant saison.
Son coût peut avoir limité son utilisation dans les vergers de production de pleine saison, moins rémunérateur.
La question reste à creuser….
Nota : Toute personne souhaitant essayer les recettes citées doit garder à l’esprit que potasse, soude, soufre ne sont pas des produits anodins et doivent être manipulés avec combinaison de protection, gants nitriles, lunettes, masque A2 P3, tous adapté aux produits chimiques corrosifs et volatils.